2018 - En France, l’entreposage à sec des « cœurs » nucléaires n’est plus un tabou
LIBERATION
11/06/2018
A la demande d’une commission d’enquête parlementaire sur la sûreté nucléaire qui doit rendre son rapport le 5 juillet, l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire a comparé les deux grandes options pour faire « refroidir » les combustibles radioactifs. En France, on privilégie toujours les piscines, mais l’entreposage en silos n’est plus exclu.
Que faire des 10 000 tonnes de combustibles usés, déchargées des 58 réacteurs nucléaires d’EDF, qui refroidissent aujourd’hui dans les piscines de La Hague (Manche), bientôt saturées et potentiellement vulnérables au risque terroriste ?
Existe-t-il une alternative à « l’entreposage sous eau », pratiqué depuis cinquante ans en France pour permettre le retraitement de l’uranium et du plutonium ? « L’entreposage à sec », privilégié par la plupart des autres pays, est-il une alternative plus sûre que le projet de piscine centralisée envisagé par EDF à Belleville-sur-Loire, dans le Cher ? Venue de l’écologie, la députée LREM Barbara Pompili voulait avoir réponse à toutes ces questions : en tant que rapporteure de la commission d’enquête parlementaire sur « la sûreté et la sécurité des installations nucléaires », elle planche sur cet envers du décor de l’atome depuis le mois de février. Avec le président UDI de cette commission, Paul Christophe, elle a donc demandé un rapport à l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) sur la meilleure manière de sécuriser l’entreposage de ces matières radioactives dangereuses, en attendant un éventuel stockage définitif dans les entrailles de Cigéo, le futur cimetière nucléaire de Bure (Meuse).
« Lors de nos auditions et travaux, nous avons été alertés sur la vulnérabilité des piscines de combustibles usés. Il nous fallait une expertise indépendante sur les différents types d’entreposage disponibles qui aille au-delà des postures et débats d’opinion », a expliqué vendredi Barbara Pompili lors de la remise de cette étude au siège de l’IRSN, à Fontenay-aux-Roses, en région parisienne. A l’automne, Greenpeace avait en effet jeté un pavé dans la mare atomique en pointant du doigt « les failles de sécurité » de ces fameuses piscines de combustible jugées « très mal protégées ». L’ONG était ensuite passée du rapport à l’action en envoyant une dizaine d’activistes s’introduire à Cattenom (Moselle) et Cruas (Ardèche), jusqu’à toucher le mur des piscines de refroidissement des réacteurs…
Piscine ou casemate ?
Vu la technicité de ces questions, l’IRSN, bras armé de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), était le plus outillé pour répondre aux interrogations des parlementaires. L’institut a rendu son rapport d’une soixantaine de pages sur « les concepts et enjeux de sûreté de l’entreposage du combustible nucléaire usé ». Ce document passe en revue les deux grands concepts d’entreposage de combustibles radioactifs « qui ne répondent pas totalement aux mêmes besoins ». Mais entre l’option piscine, privilégiée par l’industrie nucléaire française, et l’option entreposage à sec, en casemate ou silo de béton, poussée par Greenpeace pour « bunkériser » l’entreposage de ces matières radioactives, l’IRSN ne tranche pas clairement : « A chaque concept ses usages, ses avantages et inconvénients. L’entreposage en piscine est particulièrement adapté aux combustibles encore très chauds, alors que l’entreposage à sec est réservé aux combustibles suffisamment refroidis », a résumé le directeur général de l’IRSN, Jean-Christophe Niel, en présentant le rapport.
Car au sortir du réacteur, les barres de combustibles usées sont d’abord placées dans une piscine toute proche, pendant trois ou quatre ans, le temps de faire décroître leur chaleur, et surtout leur radioactivité. Ensuite, elles sont transportées à La Hague, à la pointe du Cotentin, pour aller baigner quelques années de plus dans les piscines de l’usine Orano (ex-Areva) avant un éventuel retraitement : la matière valorisable, uranium et plutonium, redevient du combustible recyclé, tandis que les « déchets ultimes », fortement radioactifs, sont vitrifiés dans des containers en inox. Mais les combustibles composés d’uranium et de plutonium (MOX) ne refroidissent pas à la même vitesse : « L’uranium a une puissance thermique de 7 kW quand le MOX est à 14 kW. Il faut attendre que cette valeur descende à 6kW pour que l’on puisse transporter la matière, et le combustible doit être à 2kW pour un entreposage à sec », explique Jean-Christophe Niel. Manière de dire que l’option piscine reste « la plus adaptée pour les combustibles peu refroidis ». Et notamment le MOX à base de plutonium, qui doit passer plusieurs dizaines d’années sous l’eau avant de redescendre en température.
Fermer le robinet
Autre argument de l’IRSN en faveur des piscines : elles permettent de surveiller « la maîtrise du vieillissement des gaines de combustibles à base de zirconium », alors que « dans les entreposages à sec, la capacité d’examen direct et aisé des gaines est plus réduite ». En conclusion, le rapport reconnaît que les entreposages en piscine nécessitent « des dispositions de sûreté plus importantes ». Mais dans les entreposages à sec, les gaines de combustibles, « première barrière de confinement » face au risque radioactif, « sont plus sollicitées thermiquement et moins aisément contrôlables »… Au bout du compte, l’IRSN semble plutôt pencher pour la solution des piscines, privilégiée par la France, la Russie et le Japon (alors que l’entreposage à sec est pratiqué aux Etats-Unis, au Canada ou en Allemagne). Manière de renvoyer dans ses cordes Greenpeace ? Si l’ONG milite pour l’entreposage à sec, c’est qu’elle a dans l’idée qu’en arrêtant les opérations de retraitement de La Hague, on fermera bientôt « le robinet nucléaire ». C’est pourquoi elle est aussi hostile au projet de piscine centralisée d’EDF, conçue pour accueillir 8 000 tonnes de combustibles irradiés et pour durer plus d’un siècle.
Quelle sera la position de la commission d’enquête parlementaire sur le nucléaire à la lecture de cette étude ? « Aujourd’hui, on sait que l’entreposage à sec est envisageable mais qu’il dépend de choix politiques. On a suffisamment d’éléments pour dire que l’arbitrage entre les deux peut être fait et qu’il n’est pas interdit par la législation, contrairement à ce qui nous a été dit. Ce rapport élargit la palette des possibles », estime d’ores et déjà Barbara Pompili, qui présentera son rapport d’enquête le 5 juillet. Yves Marignac, du cabinet Wise abonde : « C’est une excellente chose que l’on parle enfin de l’entreposage à sec dans ce pays, ce n’est plus un tabou et il va y avoir un débat d’opportunité sur la grande piscine d’EDF. Ce qui a été fait dans le passé est fait, mais pourquoi ne pas opter cette fois pour un entreposage à sec sécurisé ? » Selon cet expert critique, EDF pourrait y avoir intérêt. Car opter pour des silos et des casemates lui coûterait bien moins cher que de construire une méga-piscine bunkérisée. Mais pour cela, il faudrait en finir avec le dogme français du retraitement des déchets nucléaires, produire moins de combustibles… et donc fermer de nombreux réacteurs. Et ça, ce n’est pas gagné.