2013 - Le casse-tête des matières et déchets nucléaires
Les Cahiers de Global Chance, n°34
Novembre 2013
André Guillemette
Benjamin Dessus
Bernard Laponche
Bertrand Thuillier
Jean-Claude Zerbib
Webmestre Global Chance
CE DOSSIER TRES COMPLET pose de bonnes questions
1. On ne sait pas qu’en faire, faut-il continuer d’en produire ?
2. Des déchets radioactifs et des matières radioactives sont produits dans toutes les activités du combustible nucléaire et en particulier le retraitement. Quel en est le bilan ?
3. Le stockage de déchets radioactifs en profondeur dans la croûte terrestre est-il acceptable ?
4. Le projet CIGEO présente-t-il des risques pendant toute la durée de son exploitation ?
5. La récupérabilité des déchets, composante technique de la réversibilité, est une obligation. Qu’en est-il en réalité ?
6. Quelle solution préconiser ?
EDITORIAL
Si la catastrophe de Fukushima est venue rappeler le risque permanent d’un accident majeur sur le parc électronucléaire français, la question toujours non résolue du devenir des déchets et matières nucléaires non utilisées n’en demeure pas moins d’une actualité brûlante, avec en particulier le débat public sur le projet CIGEO de stockage géologique dit « réversible », à Bure, dans la Meuse. Il importe donc d’apporter un éclairage indépendant sur un certain nombre d’enjeux relatifs aux déchets et matières nucléaires, dans un contexte d’opacité entretenue à dessein par l’industrie nucléaire et de préemption du processus décisionnel par l’État français. Il s’agit, tout d’abord, de débusquer les mensonges sémantiques sur lesquels s’appuient le discours et la stratégie des pouvoirs publics et de l’industrie nucléaire. Il s’agit, également, de faire le point sur le « fardeau mondial » que constituent les stocks croissants de plutonium et sur les impasses du choix fait par la France d’utiliser ce plutonium sous forme de combustible MOX. Enfin, il convient d’examiner le projet CIGEO, non seulement du point de vue de sa pertinence et de ses limites stratégiques dans le contexte plus large du débat sur la transition énergétique, mais aussi au regard de ses caractéristiques propres et des risques qu’il soulève en termes de sûreté.
Dans le domaine de la production d’électricité d’origine nucléaire, c’est évidemment la catastrophe de Fukushima de 2011, avec le cumul de trois accidents majeurs de réacteurs et leurs premières et graves conséquences sur les populations et la nature qui a fait l’actualité de ces deux dernières années. À cette occasion, au-delà des conséquences à très court terme de ces accidents sur les populations japonaises, le monde a pris conscience de l’incapacité dans laquelle se trouvait la communauté scientifique et industrielle japonaise, voire internationale, de tracer un scénario crédible de fin de crise, et de fournir une information tant soit peu crédible sur l’évolution de la situation des réacteurs et des piscines endommagés. Les gestes désordonnés d’urgence non maîtrisée se succèdent, les mauvaises surprises se cumulent, l’impensable de la veille devient la réalité du lendemain, l’impression d’impuissance domine.
Dans ce contexte d’urgence chaque jour prolongée depuis plus de deux ans, la question du devenir des déchets et matières nucléaires non utilisées des parcs actuels est logiquement passée au second plan de la préoccupation de nos concitoyens. C’était pourtant la préoccupation première des Français dans les années 1980-2010, comme en attestent tous les sondages de cette époque où nos concitoyens acceptaient en majorité le discours des autorités et de l’industrie nucléaire sur l’impossibilité d’un accident nucléaire majeur dans notre pays. Elles n’avaient pourtant pas ménagé leurs efforts tout au long des années 70 pour minimiser l’importance de cette question : l’ensemble des déchets nucléaires français les plus dangereux tiendrait aisément dans une piscine olympique !
Dès les années 80 cependant, l’industrie nucléaire et la puissance publique s’orientaient vers l’idée d’un stockage géologique en profondeur des déchets les plus dangereux et décidaient de lancer des recherches sur l’identification et la validation de sites favorables dans différents types de formations rocheuses sur le territoire national. Face aux oppositions très fortes des populations locales, le Gouvernement décida en 1989 un moratoire sur la recherche des sites.
C’est la loi de 1991 (1) qui allait fixer les axes d’un programme de recherche sur la gestion des déchets radioactifs, selon trois axes : séparation et transmutation des éléments radioactifs à vie longue ; stockage réversible ou irréversible dans des formations géologiques profondes ; entreposage de longue durée en surface de ces déchets. La loi transformait l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA), jusque-là un département du CEA, en établissement public industriel et commercial (statut EPIC) indépendant.
L’application de la loi de 1991 s’avéra beaucoup plus difficile que prévu. La plus grave lacune, car elle atteint la légitimité même du processus, fut l’impossibilité pour les pouvoirs publics d’implanter plus d’un laboratoire de recherche souterrain, alors que la loi en prévoyait explicitement plusieurs. Après la désignation d’un site en argile à Bure, aux confins des départements de la Meuse et de la Haute-Marne, et l’abandon du second site envisagé dans la Gard, l’échec de la « mission granite » de concertation consacrait le non-respect de la loi.
Prenant acte de ces difficultés et des nombreuses interrogations sur la stratégie même de gestion des déchets, le Gouvernement demandait à la Commission nationale du débat public (CNDP) de consacrer en 2005, pour la première fois, un débat public, non pas comme elle en avait l’habitude à un projet industriel concret de gestion des déchets nucléaires, mais bien plus globalement à une question générique, celle du devenir des déchets nucléaires. Il fallait en effet préparer les éléments d’une loi qui fixerait le cap à moyen et long terme pour la France en termes de gestion des déchets radioactifs.
Très vite, le débat public a mis à jour l’ambiguïté des termes utilisés et montré qu’il fallait élargir la problématique à l’ensemble des matières nucléaires dangereuses, tant la notion de « déchets ultimes » paraissait inadéquate et réductrice.
On constatait en effet qu’au-delà des stocks de déchets qualifiés de déchets ultimes (au sens où ils ne pouvaient faire l’objet d’aucune utilisation dans l’état actuel des techniques), il existait des stocks beaucoup plus importants de matières nucléaires tout aussi dangereuses mais qui échappaient à cette définition, car il n’était pas impossible qu’elles puissent trouver un usage, dans un avenir indéterminé, et au moyen de technologies non démontrées…
Quant aux déchets considérés aujourd’hui comme « ultimes » (les déchets MAVL et HAVL), ils étaient l’objet de recherches intenses de la part du CEA pour en assurer à terme le recyclage : ils perdraient alors leur statut particulier. En attendant, il n’était plus question de les mettre dans une piscine de quelques milliers de m3 (la fameuse « piscine olympique ») mais bien de creuser des dizaines de km de galeries souterraines à grande profondeur pour les y enfouir…
Il devenait donc indispensable de disposer d’une vue d’ensemble sur les matières nucléaires dangereuses et leur gestion, tant leur statut pouvait changer en fonction des stratégies techniques et des scénarios énergétiques à court ou moyen terme et tant les chiffres qui les concernaient apparaissaient comme fantaisistes. C’est dans cet esprit que Global Chance publiait en septembre 2005 un « Petit mémento des déchets nucléaires - Éléments pour un débat sur les déchets nucléaires en France », dont la plupart des analyses restent encore aujourd’hui d’actualité.
Mais le débat public a aussi fait émerger une idée nouvelle pour la gestion à moyen et long terme des déchets de haute ou moyenne activité. Alors que l’ANDRA, avec le soutien des pouvoirs publics, proposait comme unique solution l’enfouissement définitif de ces matières dans une couche géologique profonde, émergeait du débat un nouveau concept, celui « d’entreposage pérenne ».
Il s’agissait dans l’esprit de ses défenseurs d’entreposer les déchets en question de façon pérenne dans des conditions qui autorisent leur examen périodique, par exemple tous les 30 ou 50 ans, la remise en état de leurs emballages de protection, leur recyclage éventuel si des progrès technologiques le permettaient : une stratégie s’appuyant plus sur la confiance dans la société et le progrès technique que dans la géologie qui a rencontré l’approbation d’un grand nombre des citoyens participant au débat. L’important n’est plus comme pour le stockage géologique la pérennité physique et l’intégrité du stockage, mais bien plutôt l’engagement de la société à vérifier périodiquement l’intégrité des colis stockés, et si nécessaire, à les extraire de leur lieu d’entreposage, à les réparer ou les reconditionner, voire à recréer un nouveau site d’entreposage. Le président du CNDP, présentant le bilan du débat de 2006, affirmait d’ailleurs : « La population a montré son incrédulité totale à l’égard des prévisions à long terme (justifiant aux yeux de l’administration le choix d’un stockage géologique) : personne ne peut savoir ce qui se passera dans mille ans, dans dix mille ans. Est apparue l’idée qu’aux échéances d’une à quelques décennies, il était sage d’ajouter des échéances de moyen terme (100-150 ans) ». Il ajoutait : « L’apport le plus notable du débat public est l’apparition d’une nouvelle stratégie… l’idée d’entreposage pérennisé, non plus solution provisoire, fut-elle de longue durée, mais autre solution de stockage ».
La loi de juin 2006 (2) qui a suivi ce débat n’a malheureusement pratiquement pas pris en compte ces deux avancées importantes. L’ambiguïté de la notion de déchets nucléaires est restée entière puisque le terme « déchets radioactifs » continue à être limité à des substances radioactives pour lesquelles aucune utilisation ultérieure n’est prévue ou « envisagée ». D’autre part, « Le stockage en couche géologique profonde » y est réaffirmé comme solution de référence, assorti de l’adjectif « réversible » sans que dans la loi ne soit défini précisément ce principe de réversibilité. Enfin le terme d’entreposage reste réservé à des opérations de nature temporaire. La loi prévoit enfin qu’un débat public sur l’installation de stockage géologique sera organisé. C’est sur ces bases que l’ANDRA a mis sur pied le projet CIGEO (Centre Industriel de Stockage Géologique) de stockage géologique réversible des déchets nucléaires qui fait aujourd’hui, conformément à la loi, l’objet d’un débat public sous l’égide de la CNDP. Ce débat soulève d’importantes controverses qui portent à la fois sur la consultation citoyenne, sur la pertinence du stockage en profondeur dans la croûte terrestre et sur la sûreté, le coût et la fiabilité à long terme du projet CIGEO.
Le présent numéro de Global Chance revient une nouvelle fois sur la question de la gestion de l’ensemble des matières et des déchets radioactifs. Après une première partie consacrée au rappel du statut et de l’inventaire actuel des principaux déchets et matières nucléaires non valorisées et des risques qu’ils présentent, la deuxième partie de ce numéro est consacrée à la question du plutonium à travers un compte rendu exhaustif du colloque « Plutonium, ressource énergétique ou fardeau mondial » qui s’est tenu à Paris le 13 mars dernier à l’initiative de l’IPFM (3) et de Global Chance. La troisième partie replace le projet CIGEO de stockage géologique des déchets nucléaires dans l’ensemble des questions de gestion des matières et déchets existants ou à venir, pour en apprécier la pertinence et les limites et s’interroge sur les caractéristiques même du projet proposé, en particulier en termes de sûreté.
ÉLÉMENTS DE CONCLUSION ET RECOMMANDATIONS
(extraits)
Le document que nous avons présenté met en évidence une série de questions et fournit des éléments de réponse que nous présentons en conclusion de ce travail.
1. On ne sait pas qu’en faire, faut-il continuer d’en produire ?
Effectivement, aucune solution satisfaisante n’a été jusqu’ici trouvée pour éliminer les déchets radioactifs ni même pour réduire les risques qu’ils présentent, jusqu’à des centaines de milliers d’années pour certains d’entre eux.
C’est dès l’origine de la découverte de la possibilité d’utiliser l’énergie nucléaire par la fission des noyaux d’uranium 235 que l’impossibilité de traiter la question des déchets aurait dû amener à renoncer à cette technique. Il n’en a rien été. Au contraire : en 1974 déjà, les scientifiques savaient que le problème des déchets nucléaires deviendrait crucial. Mais certains d’entre eux estimaient que « avant que ce problème ne soit crucial, les scientifiques auront trouvé une solution ». C’était encore l’époque de la confiance absolue en la science…
Conscients de cette impasse, certains pays qui avaient développé cette utilisation y ont renoncé et notamment deux des quatre principaux pays de l’Union Européenne, l’Italie et l’Allemagne. La position de l’Allemagne a été clairement exposée par Wolfgang Renneberg, directeur général chargé de la sûreté nucléaire au ministère de l’environnement de l’Allemagne de novembre 1998 à novembre 2009, dans un discours prononcé à Madrid, le 24 mai 2001 :
« Comme vous le savez tous, le gouvernement de l’Allemagne a décidé d’éliminer progressivement l’utilisation commerciale de l’énergie nucléaire. [...]
La décision du gouvernement d’éliminer cette utilisation résulte d’une réévaluation des risques que présente cette technologie. [...] l’ampleur des effets des accidents nucléaires possibles est telle que cette technique ne peut être justifiée, même si la probabilité d’un tel accident est faible.
Une raison supplémentaire est qu’aucune solution pratique au problème de l’élimination finale des déchets hautement radioactifs n’a encore été trouvée. Les déchets radioactifs sont un fardeau pour les générations futures. L’arrêt définitif de la production d’électricité d’origine nucléaire supprime la production de nouveaux déchets.
Une autre raison est que les nombreuses mesures qui sont nécessaires pour réduire les risques d’une utilisation des matériaux fissiles à des fins destructrices au niveau national et international ne peuvent remplir leur fonction de protection, de sûreté et de contrôle que si les pays concernés jouissent de conditions sociales, économiques et politiques stables. [...] »
[...]
La même décision serait possible en France. A tout le moins, il est en tout cas indispensable de réduire la quantité de déchets radioactifs produits et cela de trois façons complémentaires :
”¢ Réduire les consommations d’électricité, notamment pour les usages qui lui sont spécifiques [...].
”¢ Ne pas exporter d’électricité d’origine nucléaire (actuellement la production d’environ dix unités de 900 MW de puissance électrique), dont on garde en France les déchets nucléaires qui en résultent.
”¢ Réduire la production d’origine nucléaire au profit de la production d’origine renouvelable (notamment éolien et photovoltaïque).
De plus, il est indispensable d’arrêter la production de plutonium par le retraitement des combustibles irradiés car c’est une industrie à haut risque et polluante, tant au niveau de l’usine de La Hague que de l’usine Melox de fabrication des combustibles MOX et des transports de plutonium. Sans parler du risque d’extension de la prolifération des armes nucléaires, l’une des raisons de la décision allemande.
2. Des déchets radioactifs et des matières radioactives sont produits dans toutes les activités du combustible nucléaire et en particulier le retraitement. Quel en est le bilan ?
Il y a effectivement une grande quantité et une grande variété de déchets déjà produits. Pour s’en tenir à ceux résultant de la production d’électricité à partir de la chaleur produite dans les réacteurs nucléaires, on trouve d’abord les combustibles irradiés qui sont entreposés dans les piscines voisines des réacteurs, puis dans la grande piscine de La Hague, en attente du retraitement [...]. [Celui-ci] engendre de nouvelles catégories de déchets (tout en réduisant la quantité de combustibles irradiés) [et] ne s’applique qu’aux combustibles à uranium naturel enrichi, tandis que les combustibles MOX ne sont pas retraités et restent stockés dans les piscines de La Hague. [...] Soulignons par ailleurs que l’utilisation du plutonium dans les combustibles MOX ne diminue la quantité de plutonium (entre combustible neuf et combustible irradié) que de 20 % environ et que les combustibles MOX irradiés, outre le fait qu’il ne peuvent pas être retraités industriellement dans les conditions actuelles, sont beaucoup plus chauds et radiotoxiques que les combustibles irradiés issus de combustibles à uranium enrichi.
Pour les déchets de faible activité (qui proviennent actuellement surtout des usines de retraitement et des centrales nucléaires mais auxquels il faudra ajouter beaucoup de déchets provenant du démantèlement des réacteurs nucléaires lorsqu’ils seront arrêtés), il existe actuellement trois centres de stockage en surface gérés par l’Andra à Soulaine, Morvilliers et La Hague (centre de stockage de la Manche).
Ces différents stockages et entreposages posent des problèmes (notamment pour le centre de La Manche), mais la situation la plus critique concerne l’entreposage des combustibles irradiés (en particulier MOX) dans les piscines des centrales nucléaires et surtout celle de La Hague qui contient environ l’équivalent de cent chargements complets d’un réacteur de puissance (environ 1 000 MW de puissance électrique). En effet, ces piscines ne sont pas sécurisées vis-à-vis des agressions extérieures naturelles, terroristes ou militaires), situation qui ne peut perdurer et a été soulignée par l’autorité de sûreté nucléaire (ASN).
On a ainsi toute une gamme de déchets, depuis des matières entreposées dont une partie sera retraitée (les combustibles à uranium) jusqu’aux résidus des mines, en passant par toutes les catégories qui se distinguent par leur activité (haute activité HA, moyenne activité MA, faible activité FA) et leur durée de vie (on parle de « demie vie » qui est le temps au bout duquel la quantité initiale du produit concerné a été réduite de moitié), celle-ci allant jusqu’à des centaines de milliers d’années pour certains produits.
Les déchets radioactifs prévus pour le stockage dans Cigeo (HAVL, les verres stockés à La Hague, et MAVL, en conteneurs de bitume ou de béton) ne constituent donc qu’une partie minoritaire de l’ensemble des déchets et matières nucléaires (non seulement en volume mais aussi en radioactivité) actuellement sur le territoire, que ceux-ci soient appelés dans le langage « nucléaire » déchets radioactifs ou matières « valorisables » (comme le plutonium), puisqu’on sait qu’une très grande partie de ces matières ne sera probablement pas valorisée.
C’est en particulier le cas pour le plutonium qui est présent à la fois « sur les étagères » de La Hague et dansles combustibles MOX irradiés.
Ce qui paraît de la première urgence est d’assurer la sécurité des stockages et entreposages actuels, avant de se lancer dans des opérations de stockage en profondeur.
Ajoutons pour être complets que la France, qui a choisi le retraitement, ne retraite qu’un millier de tonnes de combustible irradié par an, alors que nos centrales en « produisent » 1 200 tonnes. [...]
3. Le stockage de déchets radioactifs en profondeur dans la croûte terrestre est-il acceptable ?
Il est aventureux de prétendre « imaginer l’inimaginable » quand il s’agit de « garantir » un stockage sans encombre pendant plus de cent mille ans.
[...] le risque d’infiltration d’eau dans des couches géologiques est probablement le principal risque « technique » à long terme, sans doute inévitable : reste à savoir au bout de combien de temps des eaux chargées d’éléments radioactifs pourraient remonter à la surface. Et cela quelle que soit la nature de la couche géologique concernée, l’argile étant toutefois plus favorable que le granite selon ce critère.
Le second inconvénient est la perte de mémoire de ce stockage souterrain. Certes, ce problème est étudié et les idées ne manquent pas. Selon les uns, l’objectif de l’enfouissement des déchets étant de les « faire disparaître », la meilleure solution serait de ne rien signaler aux générations futures et de confier à la géologie le soin de maintenir ces déchets bien calfeutrés et ignorés. Pour les autres, il faut au contraire faire le maximum pour signaler, sur longue période, la présence de ce lieu souterrain de risque majeur. Mais on parle de siècles et de millénaires [...] Et, quelles que soient les précautions prises, information ou non, suffisamment de bouleversements de toute nature peuvent provenir pour que la seule mémoire reste sans doute « qu’il y a quelque chose au fond qui pourrait bien être précieux » et qu’il faudrait aller le chercher.
Ce qui paraît à court et moyen terme le plus grave est que si la France, « championne du nucléaire », adoptait cette solution d’enfouissement en profondeur, il n’est pas difficile d’imaginer que de nombreux États et entreprises s’empresseraient de « faire comme la France » [et ce y compris pour] toutes sortes de déchets toxiques, dans des conditions invérifiables dans la pratique. [...]
Après la pollution de l’atmosphère et des océans, si difficile à endiguer et à réduire, l’homme s’attaque sérieusement au sous-sol. Sous-sol riche en matières premières, en ressources énergétiques et surtout lieu de circulation et de stockage de l’eau, indispensable à la vie sur la Terre.
[...]
Enfin, une fois refermé, le stockage en profondeur serait un choix imposé aux générations futures, car irréversible dans la pratique.
Le choix de faire ou ne pas faire un stockage profond est loin d’être seulement scientifique et technique : c’est un choix éthique, politique et citoyen.
4. Le projet CIGEO présente-t-il des risques pendant toute la durée de son exploitation ?
A travers l’analyse des trois grands accidents de réacteurs nucléaires, encore très partielle dans le cas de Fukushima, on se rend compte que l’évaluation par les concepteurs des risques encourus, privilégie l’évaluation séparée des situations d’anomalies ou de défaillances, et leurs niveaux envisageables. Cette évaluation est déjà extrêmement difficile, repose sur des modèles de calcul complexes dont les paramètres sont ajustés sur des expériences limitées et sur le « retour d’expérience » des incidents et accidents. On comprend alors combien la juxtaposition, parfois fortuite, de ces situations de défaillances (erreur de conception, usure des matériaux, équipements, appareils) et d’agressions externes dans des systèmes complexes peut relever de l’impossible (d’où l’expression aujourd’hui à la mode : « il faut imaginer l’inimaginable »). S’y ajoutent les erreurs humaines, inévitables pendant une période de cent ans et dont certaines peuvent avoir de graves conséquences [...].
Trois types de problèmes de sûreté ont été identifiés dans la phase d’exploitation :
a) La nature et la qualité des « colis » de déchets radioactifs (surtout les MA-VL qui sont de 32 types différents définis dans l’inventaire ANDRA 2012), ainsi que les critères de leur acceptation pour le stockage CIGEO. Très fortes interrogations sur les déchets bitumés [...] à cause du risque d’incendie, et sur les déchets qui émettent de l’hydrogène (quelquefois ce sont les mêmes).
b) Les risques liés à la production d’hydrogène (inflammation, explosion), nécessitant une ventilation puissante assurée en permanence avec une limite d’une dizaine de jours maximum pour son indisponibilité (ce qui paraît pouvoir arriver sur une période d’au moins cent ans).
c) Le risque d’incendie (présence de batteries, de bitume, d’hydrogène) avec accélération possible du feu par la ventilation.
La question des moyens de fermeture des alvéoles est d’autre part un problème majeur pour le long terme (risque d’attaque des déchets stockés par les infiltrations d’eau).
[...]
Tous ces risques ont, bien entendu, été sérieusement étudiés séparément par le maître d’œuvre. Mais imaginons – n’oublions pas que l’on raisonne sur une période de plus de cent ans - que tous ces paramètres, ou une partie d’entre eux se mettent à l’orange. Un accident, une zone non ventilée, une goutte d’huile sur un moteur (flamme), une batterie défectueuse (étincelle), un début d’incendie d’un engin, des colis bitumineux sur l’engin, des fumées, une élévation de température, l’empêchement d’intervenir vite par conséquence, une décision malheureuse en réaction et l’on se trouve dans des situations incontrôlables :
”¢ intervention trop tardive, et les galeries sont trop dégradées pour être accessibles aisément ;
”¢ pas assez d’eau, et l’incendie se développe, trop d’eau, et on augmente le risque de criticité ;
”¢ trop de ventilation, pour éliminer les fumées, mais le feu s’étend, un arrêt de la ventilation, et alors l’hydrogène s’accumule et augmente le risque d’explosion…
5. La récupérabilité des déchets, composante technique de la réversibilité, est une obligation. Qu’en est-il en réalité ?
La logique qui sous-tend la réversibilité affichée devrait bien être la possibilité pratique d’action en cas d’accident ou d’incident générique qui affecterait tout ou partie des colis. [...]
De plus, dans ce genre de cas, et évidemment encore bien plus en cas d’accident (incendie, perte de ventilation, etc.), la notion de vitesse de sortie des colis devient un paramètre majeur, alors que l’enfouissement peut faire l’objet d’une planification temporelle sur plusieurs dizaines d’années. [...]
D’où une série de questions actuellement sans réponse et qui concernent la capacité réelle de récupération des colis d’ici la fermeture définitive potentielle du site vers 2130 :
”¢ Exhaure des colis à inspecter et à remettre éventuellement en état
À quel rythme journalier peut-on sortir des colis en cas d’urgence ? Ce rythme dépend-il de la date à laquelle on a besoin de l’effectuer, entre 2030 et 2130 ? Ce rythme dépend-il de l’état d’endommagement éventuel des colis (en particulier leur état radiologique) ?
”¢ Entreposage sur les sites et atelier de réparation éventuelle des colis
Quel type d’installation et quel dimensionnement du site d’entreposage des colis sortis des galeries ? Quelle capacité, quelle surface, quels aménagements de sûreté ?
Quelles solutions de remise en état des colis selon le type de colis sont elles envisagées ? Ces remises en état éventuelles sont elles envisagées sur place ? Dans quel type d’installations, équipées de quels types de machines ? Sinon, où ces colis seront-ils transportés et comment ? Quelles précautions de sûreté sont elles envisagées ?
”¢ Réintroduction éventuelle des colis dans les galeries
La réintroduction des colis inspectés et/ou remis en état dans les galeries souterraines est elle possible ? Si oui à quel rythme ? Est elle compatible avec l’exhaure simultanée de colis du même site de stockage ?
”¢ Aspects économiques
Quels coûts pour l’ensemble de ces opérations à partir de quelques scénarios incidentels ou accidentels ? Quel peut être le coût de la réversibilité si elle porte sur une fraction importante (10 %, 20 %, 50 %) des colis stockés ?
Ӣ Gouvernance et risques pour les riverains
Qui va prendre les décisions de récupération de colis et sur quelles bases ? Quelles garanties sont apportées aux populations riveraines, à la société, d’avoir un pouvoir d’influencer les décisions ? Quelles mesures de protection des populations riveraines en cas d’exhaure de colis plus ou moins abîmés ?
6. Quelle solution préconiser ?
Trois pistes sont recommandées : la poursuite des recherches afin de réduire, en quantité et dans le temps, la nocivité des déchets radioactifs, la sécurisation des entreposages et stockages actuel, l’entreposage pérenne en sub-surface.
La séparation-transmutation, une des trois voies de recherche de la loi de 1991, ne permettra pas de « régler » la question des déchets. [...] La transmutation est encore étudiée par le CEA, mais cela ne concerne qu’une infime partie des déchets. Et le débat de 2006 a conclu que ce ne pouvait pas devenir une solution industrielle pour les dizaines de milliers de tonnes de déchets existants.
Mais le fait que cette voie de recherche paraisse décevante n’est pas une justification pour ne pas poursuivre les efforts de réduction de la nocivité des déchets radioactifs. La poursuite de ce domaine de la recherche doit être une priorité.
Le stockage en surface (considéré comme « définitif ») existe déjà pour des déchets de faible activité (centres de stockage Andra de Soulaines, Morvilliers, la Manche) et n’est pas sans poser des problèmes : il devrait être « contrôlé » pendant au moins 300 ans, voire 800 car il contient parfois du plutonium.
L’entreposage en surface (stockage temporaire) existe également pour les déchets de haute activité que sont les combustibles irradiés ou « usés » à la sortie du réacteur : ils sont tellement chauds et radioactifs qu’il faut les stocker pendant six mois au moins et souvent plus (au moins deux ans et demi pour les combustibles MOX) dans des « piscines », vastes bassins situés auprès des réacteurs et dans lesquels ils sont refroidis en permanence. Ces combustibles sont ensuite transportés à La Hague, également entreposés dans une piscine qui est actuellement la plus grande concentration au monde de déchets radioactifs (l’équivalent du chargement de cent réacteurs nucléaires). Ces piscines, auprès des réacteurs ou à La Hague, ne sont pas sécurisées vis-à-vis d’agressions extérieures graves (naturelles, terroristes ou militaires). La première urgence, comme cela a été souligné par l’Autorité de sûreté nucléaire est la sécurisation de ces piscines, en premier lieu celle de La Hague.
Il n’existe pas à l’heure actuelle de solution satisfaisante pour la gestion des déchets. Celle qui paraît la moins mauvaise paraît être le « stockage à sec en sub-surface ».
Il y a dans la dénomination « stockage à sec en subsurface » deux composantes : l’entreposage à sec qui est une technique et la sub-surface qui est un contenant.
L’entreposage à sec existe déjà en France pour plusieurs types de déchets :
”¢ Les verres produits à La Hague qui contiennent les produits de fission et les actinides mineurs (éléments plus lourds que l’uranium, hors plutonium) qui sont
issus des combustibles usés provenant des réacteur et séparés par le retraitement : ils sont entreposés à La Hague dans des silos verticaux et, comme ils sont très chauds, ils sont refroidis par une ventilation naturelle forte et une ventilation forcée. Ce sont des déchets HA-VL (haute activité, vie longue).
”¢ Le plutonium issu lui aussi du retraitement et non utilisé pour faire des combustibles MOX (un stock de 56 tonnes environ à La Hague fin 2012, dont 18,2 t issues de combustibles usés d’origine étrangère) est lui aussi entreposé à sec « sur les étagères » à La Hague [...].
”¢ Les déchets MA-VL (moyenne activité, vie longue) et notamment les déchets en conteneurs de bitume sont entreposés à La Hague dans des hangars ventilés, sans autre protection.
Mais le plus intéressant est que [l’Allemagne et les États-Unis, où] les combustibles usés (ou combustibles irradiés) sont considérés comme des déchets puisqu’ils ne sont pas retraités comme en France (qui est pratiquement le seul pays à le faire à grande échelle), ont développé et développent des entreposages de longue durée sur le site même des centrales nucléaires (ce qui évite les transports), à sec, pour les combustibles usés, après un séjour d’environ cinq ans dans les piscines de refroidissement situées auprès des réacteurs nucléaires. Les assemblages de combustibles sont placés chacun dans des conteneurs métalliques de type « Castor » (utilisés pour le transport des assemblages pour retraitement à La Hague) ou dans des conteneurs en béton.
[...]
Quant à la « sub-surface », il s’agit de stocker les combustibles irradiés des centrales sans aucun retraitement dans des galeries creusées à faible profondeur, ou dans le flanc de montagnes granitiques. De la sorte, on facilite la surveillance, et on garantit la possibilité d’extraire ces combustibles dans le cas d’une solution technique. C’est la solution préconisée (avec quelques variantes) par la plupart des pays nucléarisés.
LE DOSSIER EN LIGNE : Le casse-tête des matières et déchets nucléaires