2014 - Nucléaire : que faire des déchets ? (Extraits)
Antoine de Ravignan
Alternatives Economiques n°334
Avril 2014
La Commission du débat public a remis ses conclusions sur le projet contesté de stockage profond des déchets radioactifs. Un appel à revoir le dossier.
Il est urgent… d’attendre. C’est du moins le sens des conclusions présentées le 12 février dernier par la Commission nationale du débat public (CNDP) sur Cigéo. Un énorme projet industriel visant à enfouir en profondeur et définitivement les déchets les plus radioactifs produits en France, principalement par les centrales nucléaires. Car pas plus aujourd’hui qu’il y a quarante ans, quand la France s’est lancée dans son programme électronucléaire, on ne sait comment rendre inoffensifs des déchets qui vont rester très dangereux pendant des centaines, voire des millions d’années.
Une loi de juin 2006 a confié la réalisation de Cigéo à l’Andra, l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs. En application de cette loi, un débat public, complété d’une conférence de citoyens, s’est tenu entre mai 2013 et janvier 2014. L’Andra doit à présent affiner sa copie en tenant compte des conclusions du débat public, puis déposer - dès l’an prochain - un dossier de demande d’autorisation de travaux. Ce dossier sera examiné pendant trois ans par les autorités et les différentes instances en charge de la sûreté nucléaire. Le feu vert gouvernemental pourrait donc être donné en 2018 et le stockage démarrer en 2025. Le coût de l’opération est estimé, selon le dernier chiffrage qui date de 2009, à au moins 35 milliards d’euros.
Ce projet comporte de nombreux risques. [...] Cigéo devrait recevoir pendant cent à cent vingt années près de 290 000 "colis" de déchets de haute et moyenne radioactivité [...]. Certains auront dû refroidir en surface durant une soixantaine d’années avant de pouvoir être manutentionnés, tant ils sont chauds. L’un des principaux dangers durant cette longue période est l’incendie, qui pourrait libérer des éléments radioactifs. Ce risque n’est pas une vue de l’esprit : le 5 février dernier, un feu heureusement sans conséquences dramatiques s’est déclenché dans le centre de stockage de déchets à vie longue de Carlsbad (Nouveau-Mexique), aux États-Unis.
Ces menaces ont été prises en compte par les concepteurs de Cigéo. [...] En dépit de leur sérieux, ces multiples dispositifs de sécurité n’ont cependant pas totalement convaincu les participants au débat public. Dans ses conclusions, le président de la CNDP, Christian Leyrit, écrivait ainsi : « De nombreux participants au débat, rejoints par le panel de citoyens, mais également l’IRSN, considèrent qu’il est impératif de détendre les délais et que l’on ne peut envisager d’autoriser la phase industrielle en l’absence d’essais en vraie grandeur. »
L’Andra doit indiquer avant le 15 mai quelles suites elle donnera aux conclusions du débat public. Or, celles-ci remettent sérieusement en cause son projet. En effet, s’il fallait procéder à une expérimentation en conditions réelles, cela aurait pour conséquence, outre des coûts supplémentaires, de reporter la décision finale au-delà de l’échéance de 2018 fixée par la loi de 2006.
Quant à la recommandation de la conférence de citoyens de poursuivre les recherches sur les alternatives à l’enfouissement, elle relance de fait le débat sur le fond. Quelles sont ces alternatives ? Pour se débarrasser de la radioactivité, il n’y a pas, à vrai dire, grand-chose en magasin. La technique de la séparation-transmutation, qui consiste à isoler les différents éléments des déchets hautement radioactifs et à en transformer la structure physique par irradiation afin de réduire la durée de leur radioactivité, permettrait d’atténuer le problème. A défaut de pouvoir l’éliminer. Une opération complexe, très coûteuse et surtout non concluante à ce jour. Mais ce n’est « pas une raison pour ne pas poursuivre les efforts pour réduire la nocivité des déchets. Ce devrait être une priorité », juge l’association Global Chance, qui produit une expertise indépendante et reconnue sur ces questions.
Une réversibilité douteuse
A quoi bon alors dépenser des dizaines de milliards pour enfouir ce qu’il faudrait un jour ressortir au cas où de telles recherches aboutiraient ? En outre, si ces recherches débouchent sur une solution industrielle, ce ne sera pas avant des décennies. Or, à de telles échéances, la récupération des déchets sera quasiment impossible. La réversibilité de l’enfouissement pendant une durée d’un siècle, imposée par la loi de 2006, est en partie théorique. En effet, après quelques décennies d’observation, les alvéoles seront bouchées au fur et à mesure de leur remplissage, et une fois celles-ci fermées par des mètres de béton, il sera alors très difficile et coûteux de les rouvrir. Détail en petits caractères à lire attentivement en bas du contrat : Cigéo prévoit que les coûts de ces éventuels retraits seront à la charge des générations qui les réaliseront et ne sont par conséquent pas intégrés dans le chiffrage du projet…
Les risques de l’enfouissement et la nécessité de laisser davantage de chances à la recherche plaideraient donc plutôt pour le stockage à sec en surface, comme aux États-Unis, ou mieux, en "subsurface", comme le pratique l’Allemagne. Après refroidissement en piscine pendant environ cinq ans, les combustibles irradiés sont placés dans des galeries creusées à faible profondeur ou à flanc de montagne. Les déchets sont ainsi protégés d’éventuelles attaques aériennes et restent récupérables. Inconvénient : ce dispositif nécessite une surveillance continue (comme c’est du reste le cas aujourd’hui avec les déchets déjà produits) qui pourrait durer des siècles.
La majorité des pays qui utilisent l’énergie nucléaire, tels que les États-Unis ou l’Allemagne, ont opté pour ce type de stockage (sans pour autant exclure l’étude de l’enfouissement, comme aux États-Unis). Et comme par hasard, ce sont aussi ces mêmes pays qui ont renoncé au retraitement des combustibles usés : une fois qu’un assemblage d’uranium enrichi est retiré d’un réacteur (au bout de trois années environ), il est considéré comme un déchet (très radioactif) et entreposé comme tel.
Un retraitement sale et coûteux
Ce n’est pas le cas en France. L’Hexagone reste aujourd’hui, avec la Russie, le seul pays à pratiquer le retraitement de l’uranium, réalisé à l’usine de La Hague, en Normandie. Cette opération est censée réduire les importations d’uranium naturel, mais elle est complexe, source de dangers multiples, coûteuse et sale. Elle consiste à extraire des combustibles usés l’uranium (dit de retraitement) et le plutonium qu’ils contiennent. Ces matières radioactives sont en effet considérées comme valorisables pour faire de nouveaux combustibles, ce qui réduit également la masse des déchets que la France se propose d’enfouir.
Or, l’uranium de retraitement est un sous-produit de piètre qualité qui n’a jamais pu réellement être valorisé jusqu’ici. Son stock atteignait 24 000 tonnes en 2010, et il continue de gonfler. Il devrait atteindre 40 000 tonnes en 2020, selon l’Andra. Quant au plutonium, les quantités accumulées (80 tonnes) représentent des risques très élevés en termes de prolifération nucléaire ou de menace terroriste : quelques kilos suffisent pour faire une bombe. Et l’inhalation ou l’ingestion de quelques microgrammes de ce métal extrêmement radiotoxique se présentant sous forme de poudre est létale.
L’intérêt économique du plutonium comme combustible nucléaire est par ailleurs très hypothétique. La France poursuit, avec le projet Astrid (lancé par le Commissariat à l’énergie atomique en 2010), son vieux rêve de réaliser des réacteurs dits de 4e génération, les surgénérateurs, qui sont refroidis au sodium et fonctionnent avec du plutonium en mélange avec de l’uranium appauvri, matière également théoriquement "valorisable" mais dont les stocks, là encore, s’accumulent (271 000 tonnes en 2010, 345 000 prévues en 2020). Or, les coûts et les dangers de la surgénération avaient justifié l’abandon du prototype Superphénix en 1997 à la suite d’une série d’accidents. En clair, cette technologie est toujours loin d’être maîtrisée.
En attendant ce futur très hypothétique, la France utilise ce mélange de plutonium et d’uranium appauvri, appelé Mox, dans les réacteurs classiques, en substitution à l’uranium enrichi. Sur les 58 réacteurs de l’Hexagone, 24 sont partiellement alimentés avec du Mox. Or, ce combustible présente beaucoup de défauts. D’abord, il coûte cher. Au moins cinq fois le coût du combustible classique, indiquent Jean-Claude Zerbib et André Guillemette, experts de Global Chance, sur la base des rares sources. Et en raison de sa plus forte radioactivité, comparée à celle d’un combustible classique, son emploi nécessite des précautions, donc des coûts, supplémentaires. D’où les tensions entre les deux protagonistes publics de la filière nucléaire : Areva, fabricant de combustible, a besoin de vendre du Mox pour justifier ses activités de retraitement, tandis qu’EDF, pour réduire ses charges, cherche à en freiner l’usage. De fait, aujourd’hui, le Mox ne se substitue qu’à 11 % seulement de la consommation française d’uranium naturel, selon l’IRSN.
La facture explose
Si la France devait à son tour renoncer au retraitement, ces matières, valorisables en théorie mais si peu valorisées en pratique, passeraient au rang de déchets. Outre les stocks d’uranium appauvri, de plutonium et d’uranium de retraitement, il faudrait ajouter au bilan actuel 14 000 tonnes de combustibles usés attendant leur traitement en piscine et 5 000 tonnes en cours d’utilisation dans les réacteurs. Ces matières que la France conserve concentrent, a calculé Global Chance, l’équivalent de toute la radioactivité contenue dans les déchets qu’il est aujourd’hui prévu d’enfouir dans Cigéo. S’il fallait enterrer telles quelles les barres de combustible usé au lieu de les retraiter, il faudrait presque doubler les capacités de stockage de Cigéo, ce qui pourrait faire passer sa facture à 70 milliards d’euros au moins. Loin des 35 milliards actuellement estimés par l’Andra, chiffre qui repose implicitement sur l’hypothèse que la France poursuivra indéfiniment ses activités de retraitement. Ce dernier chiffre étant lui-même fort éloigné de l’estimation de 15 milliards d’euros sur laquelle, selon la Cour des comptes, les producteurs de déchets, EDF en tête, se basent actuellement pour provisionner dans leurs comptes la gestion future des déchets à vie longue… avec la ferme intention de ne pas la réviser à la hausse.
« Au final, Cigéo ne règle rien. Son intérêt est surtout de faire croire aux Français qu’on leur a trouvé une solution, conclut Bernard Laponche, physicien nucléaire et membre de Global Chance.
Si vraiment nous nous préoccupions de nos déchets nucléaires, la première chose que nous ferions serait de protéger les piscines où refroidissent les combustibles irradiés, afin d’éviter ce qui s’est produit il y a trois ans à Fukushima. Les immenses piscines de La Hague en particulier, dont les toits ne sont pas plus solides que celui de ma maison et qui ne résisteraient pas à l’attaque d’un drone. »
Améliorer les stockages existants et investir dans la recherche de long terme, donc. Et fabriquer moins de déchets en réduisant la production électronucléaire grâce aux économies d’énergie et au développement des renouvelables. Trois urgences que le projet Cigéo pousse à enfouir ?
Antoine de Ravignan
Rédacteur en chef adjoint d’Alternatives Economiques