Dans la Meuse, la répression contre la lutte antinucléaire prend plusieurs visages. Il y a la procédure d’expropriation que vient de lancer l’Andra, l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs : il faut bien laisser la place à la construction de Cigéo, le centre de stockage de déchets. Il y a aussi les mille et un tracas administratifs, plus insidieux, dont use l’État pour empêcher toute installation pérenne des militants antinucléaires.

« Les défenseurs de Cigéo veulent à tout prix casser le lien qui se tisse entre les villageois et les militants qui s’installent sur le territoire. Il y a eu la répression policière, la judiciaire et maintenant l’administrative ! » dit Mila, opposante à Cigéo arrivée à Bure il y a une dizaine d’années. Elle est bien placée pour en parler : elle qui voulait acheter une maison à dix minutes en voiture de Bure, à Tourailles-sous-Bois, pour y élever des chèvres avec son compagnon, s’en trouve empêchée. Maire, préfet… Toute la hiérarchie étatique s’est mobilisée pour empêcher l’installation du couple, usant d’une myriade d’arguments.

« Les maisons tombent en ruine, les propriétaires préfèrent les abandonner. Les seules personnes prêtes à les retaper pour vivre sur une future poubelle atomique sont celles qui luttent contre le projet Cigéo », résume Jean-Claude Perrin. Ce menuisier en retraite n’avait pas vraiment l’âme militante avant de croiser la route des opposants au projet industriel qui menace d’enterrer dans le sous-sol de la Meuse des déchets nucléaires. Un confinement censé tenir 100 000 ans.

Quand un couple de jeunes lui a proposé de racheter l’ancienne maison de sa mère, dans laquelle il est né soixante-dix ans plus tôt, pour la retaper et y vivre avec leurs chèvres, Jean-Claude a accepté avec joie. Las, à l’hiver 2022, alors que Mila et son copain de l’époque s’apprêtaient à finaliser l’achat de sa maison, c’est la douche froide. Avant Noël, apprend-on dans L’Est républicain, le conseil municipal de Gondrecourt a voté « à l’unanimité » l’acquisition de la maison, et « si nécessaire par voie de préemption ».

Mila a appris que la chèvrerie-fromagerie de ses rêves passait après la création « [d’]un gîte d’étape pour les pèlerins du chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle, très fréquenté à la belle saison ». « Très fréquenté ! rigole aujourd’hui Jean-Claude. Une dizaine de pèlerins doivent passer ici chaque année, pas plus. Pourquoi le maire n’est-il jamais venu me voir pour me parler de ce projet ? »

« Mesures d’urgence », « danger imminent »

« Ce bien, écrit la secrétaire du maire de Gondrecourt-le-Château – la maison est sous sa juridiction – est dépourvu de sanitaires, salle d’eau, d’eau potable, d’évacuation des eaux usées, etc. La bâtisse n’est absolument pas habitable en l’état ». Le courriel – consulté par Reporterre – a été adressé à la préfecture de Meuse le 30 juin 2023, il contient le signalement effectué sur Histologe, la plateforme dédiée à « accélérer la prise en charge du ’’mal logement’’ ». « Bizarrement, reprend Jean-Claude, les maires de Gondrecourt ou de Tourailles ne se préoccupaient pas de l’état de la maison ou de la sécurité de ma mère quand le toit menaçait de s’effondrer, et que de gros trous étaient visibles depuis la rue... Les précédents propriétaires n’ont jamais voulu faire de travaux. Là, leur réaction a été dire : ’’On vend !’’ »

C’est ainsi que Jean-Claude a racheté la maison en 2020 : pour que sa mère puisse continuer d’y vivre et pour lancer les travaux qui s’imposaient. « Ma mère n’aurait quitté cette maison pour rien au monde. Elle y a vécu de 1946 jusqu’à sa mort en 2021, à 96 ans, sans faire l’objet du moindre signalement ! » ironise son fils.

« Risque de maladies infectieuses et parasitaires »

À cause de la menace de préemption, Mila, qui fait partie des Semeuses, un collectif de maraîchères qui font pousser des semences paysannes sur un champ que l’Andra tente actuellement d’exproprier, a renoncé à l’achat. Au printemps 2023, elle s’est installée dans la maison prêtée par Jean-Claude pour achever la rénovation de la toiture, en attendant d’y vivre pour de bon. De quoi affoler le préfet Xavier Delarue. En août 2023, il a pris un arrêté de « cessation d’occupation des lieux ». Le texte entendait porter des « mesures d’urgence » pour « faire cesser le danger imminent » pour « la santé et la sécurité de l’occupante ». En cause, notamment : un « risque de maladies infectieuses et parasitaires ».

Il ne s’est pas arrêté là. Routes bloquées, véhicules contrôlés à l’entrée du village… Trois semaines plus tard, il a débarqué en personne à Tourailles-sous-Bois accompagné d’un représentant de l’Agence régionale de santé meusienne et d’une vingtaine de gendarmes équipés de gilets pare-balles. Officiellement, le préfet vérifiait que la maison ne soit « ni loué[e] ni mis[e] à la disposition pour quelque usage que ce soit, en l’état ».

Mila continuera de vivre sur le territoire

Au cas où ce ne serait pas clair, Xavier Delarue a « interdit définitivement » la maison « à l’habitation et à toute utilisation » dans un courrier de février 2024, le dernier en date. Sauf à réaliser « les travaux nécessaires à la résorption de l’insalubrité », qui reviendraient à 113 477 euros. Bien plus que le prix de la maison ! Si Jean-Claude n’exclut pas d’engager des travaux un jour, ce ne sera pas à ce prix-là : « L’organisme qui a établi le devis demandé par le préfet a largement gonflé le coût. » Son avocat a fait recours devant le tribunal administratif de Nancy pour contester l’interdiction d’habiter la maison. La date d’audience est toujours attendue.

« Entre le signalement du maire et ’’l’expulsion’’ qui ne dit pas son nom de la préfecture, il s’est écoulé un peu plus d’un mois. On rêverait que les autorités luttent aussi efficacement contre les propriétaires véreux qui louent des taudis », s’exaspère Mila, qui vit en ce moment en colocation à quelques kilomètres de là. Ses chèvres broutent l’herbe sur le terrain qu’un ami lui a prêté. La trentenaire a du mal à croire qu’elle pourra vivre un jour dans la maison de Jean-Claude. « Mais vivre et lutter sur le territoire du projet Cigéo, ça oui, toujours ! »

Daniel Renaudeau, le maire de Gondrecourt – qui est également deuxième vice-président de la communauté de communes des Portes de Meuse en charge du « Suivi du projet Cigéo » – n’a répondu à aucune des sollicitations de Reporterre. La préfecture de Meuse n’a pas souhaité s’exprimer « dans la mesure où une procédure contentieuse est en cours », selon sa chargée de communication.