L’enfouissement définitif des déchets radioactifs les plus dangereux permettra-t-il de préserver les générations futures ? C’est à cette question que le Conseil constitutionnel doit répondre, jeudi 26 octobre. Sa décision est très attendue, d’autant plus qu’elle doit, au passage, esquisser ce que en quoi consisterait une protection de nos descendants.

Rembobinons. Le 8 juillet 2022, le projet d’enfouissement des déchets radioactifs Cigéo à Bure (Meuse) était déclaré d’utilité publique. Deux mois plus tard, trente-deux organisations réunies au sein du Front associatif et syndical contre Cigéo et trente habitants de la Meuse et de la Haute-Marne déposaient un recours commun au Conseil d’État contre cette « DUP ». Lors d’une première audience le 5 juillet 2023, ils ont demandé aux juges du Palais-Royal si l’article L542-10-1 du Code de l’environnement, qui définit le « stockage en couche géologique profonde », est conforme au droit des générations futures de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé. Cette procédure porte un nom : la « question prioritaire de constitutionnalité ». Elle consiste à vérifier la conformité d’un texte avec la Constitution, qui intègre la Charte de l’environnement. Une question vertigineuse, qui a été renvoyée au Conseil constitutionnel en raison de son caractère inédit en France. L’audience s’est déroulée le 17 octobre.

La question que posent les requérants au Conseil constitutionnel est particulièrement complexe. « Déjà, il faut qu’il y ait une reconnaissance du droit des générations futures, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui », explique Lisa Pagani, juriste au réseau Sortir du nucléaire. En effet, seul le préambule de la Charte de l’environnement mentionne que « les choix destinés à répondre aux besoins du présent ne doivent pas compromettre la capacité des générations futures et des autres peuples à satisfaire leurs propres besoins », et cette partie-là du texte n’est pas contraignante. Mais l’avocat des associations et des riverains, Me Stéphane-Laurent Texier, se montre plutôt confiant. Ce questionnement est dans l’air du temps. « Plusieurs cours constitutionnelles, en Amérique du Sud et en Allemagne, ont commencé à faire émerger des principes de protection des générations futures dans le cadre de contentieux climatiques. Cette question est en suspens à la Cour européenne des droits de l’Homme », rapporte-t-il à Reporterre.

Quelle issue de secours pour les humains à venir en cas de problème ?

Le Conseil constitutionnel français lui-même a évoqué la protection des générations futures dans une décision d’août 2022 concernant le projet de terminal méthanier au Havre.

Même si le Conseil constitutionnel reconnaît ce droit, la partie ne sera pas gagnée pour les associations et les riverains. Il faudra ensuite que les Sages se prononcent sur la conformité du stockage des déchets en couche géologique profonde tel qu’il est défini dans le Code de l’environnement, au principe de protection de nos descendants. Au cœur du débat, la réversibilité du stockage. Le texte de loi indique qu’elle consiste en la possibilité de récupérer des colis de déchets déjà stockés « selon des modalités et pendant une durée cohérentes avec la stratégie d’exploitation et de fermeture du stockage ». C’est sur ce point que le Conseil constitutionnel va disposer de la plus grande marge d’interprétation, et que sa décision est la plus difficile à prévoir.

« La loi offre une garantie insuffisante pour les générations futures »

« Le projet d’enfouissement en couche géologique profonde consiste à faire un trou de 500 mètres de profondeur sur une surface de 35 kilomètres carrés minimum, d’y enterrer nos déchets radioactifs les plus dangereux et de tout reboucher avec du ciment au bout d’un siècle. Ensuite, on ne pourra plus revenir en arrière, rappelle Me Stéphane-Laurent Texier. L’Andra se réfugie derrière l’idée qu’avec un tel stockage de type passif, plus personne n’aura à se soucier de ces déchets, que ce sera plus facile pour tout le monde et que les générations futures seront protégées. » Un argument que contestent les associations et les riverains opposés à Cigéo. « La réversibilité n’est plus obligatoire au-delà de cent ans, alors que les déchets resteront radioactifs des milliers d’années. C’est par cette différence que nous considérons que la loi offre une garantie insuffisante pour les générations futures », explique Lisa Pagani.

Posée plus clairement, la question est : quelle issue de secours pour les humains à venir en cas de problème – incendie souterrain, libération d’éléments radioactifs dans le sous-sol ou dans les nappes phréatiques – si le stockage n’est plus accessible et que les colis ne sont plus récupérables ?

Sortir la lutte des débats techniques

Si le Conseil constitutionnel suivait les requérants et considérait que protection des générations futures et stockage en couche géologique n’étaient pas compatibles, la déclaration d’utilité publique de Cigéo pourrait être censurée. Le Conseil constitutionnel pourrait aussi demander une période de réversibilité plus longue.

Même si cette question prioritaire de constitutionnalité échouait à faire tomber la DUP, la démarche n’aurait pas été vaine, estiment les opposants à Cigéo. Déjà, elle devrait permettre de repolitiser la mobilisation contre l’enfouissement des déchets radioactifs en sortant des débats techniques et en abordant une question de fond, voire de civilisation, espère Antoine [1]. « C’est une question philosophique, éthique, de ce que nos générations laissent derrière elles : les déchets radioactifs, le changement climatique », souligne le militant à Bure et membre du front juridique contre Cigéo. Mathieu Pagès, éleveur de moutons et membre de la Confédération paysanne de la Meuse, voudrait que cette procédure remette un coup de projecteur sur le projet de stockage. « Il est surtout débattu entre spécialistes du nucléaire. Dimanche [22 octobre], on a tracté à Verdun, une ville de la Meuse assez éloignée de Bure, et les gens n’étaient pas au courant », déplore-t-il.

La mobilisation contre Cigéo se poursuit sur le terrain

Surtout, la bataille juridique contre Cigéo ne s’arrêtera pas là. La procédure contre la DUP au Conseil d’État, en suspens le temps que le Conseil constitutionnel rende sa décision sur la QPC, va reprendre son cours. D’autres procédures liées au projet se poursuivent : pour que le bois Lejuc, acquis par l’Andra, « continue à être soumis au régime forestier, pour que les gens puissent continuer à s’y promener, à y collecter du bois de chauffage », contre un projet de laverie nucléaire (une blanchisserie pour nettoyer le linge radioactif des travailleurs) à Joinville, énumère Antoine.

Surtout, le front juridique a commencé à plancher sur le dossier de demande d’autorisation de création (DAC), déposé par l’Andra le 16 janvier 2023. « Il doit être instruit [par l’Autorité de sûreté nucléaire] pendant environ trois ans. Il est attendu pour 2027. Il y aura ensuite une enquête publique. C’est la toute fin du processus, juste avant l’autorisation finale. Il faut s’y prendre à l’avance, c’est un dossier énormissime », explique le militant.

La mobilisation contre Cigéo se poursuit également sur le terrain. « Après une période très dure de très forte répression entre 2017 et 2020, il se passe des choses de plus en plus belles à Bure et aux alentours, se réjouit Antoine. Des gens se sont installés, des projets participent à la vie du territoire : le collectif de maraîchage Les Semeuses à Mandres-en-Barrois, un bar associatif avec repas à prix libre le jeudi soir, la vente de légumes bio et locaux à prix libre dans les villages… dans un sens politique et toujours en lien avec la lutte contre l’enfouissement. »