La Hague : secrets et mensonges d’une usine nucléaire française
A l’usine nucléaire de La Hague, un simple toit de tôle abrite dix mille tonnes de combustibles radioactifs. Une attaque terroriste pourrait provoquer un accident équivalant à six Tchernobyl. Où l’on apprend aussi que l’usine a caché pendant trente ans au gouvernement les causes du plus grave incident de son histoire.
Crédits photo : Geoffrey Le Guilcher
C’est officiel depuis le 15 septembre, le ministre de l’Industrie Eric Besson l’assure avec aplomb : "Le niveau de sûreté des centrales nucléaires du pays est élevé." Après Fukushima, l’Europe a imposé à chaque pays européen de soumettre ses installations nucléaires à des "stress tests". Areva a remis, il y a quinze jours, ses évaluations de sûreté dites "post-Fukushima" pour l’usine nucléaire de La Hague. Trois cents pages pour imaginer les "événements redoutés" ou les "agressions externes" d’origine accidentelle ou naturelle. Grand absent : le scénario terroriste.
Ce risque d’attentat, la Commission européenne voulait pourtant, en mars dernier, qu’il soit inclus dans les tests imposés aux installations nucléaires européennes. La France et l’Angleterre s’y sont opposées. La raison ? Un stress test de nos centrales sur la menace terroriste aurait mis au jour une grave vulnérabilité dont l’Etat français ne veut pas entendre parler : à côté des réacteurs nucléaires, les piscines d’eau réfrigérée dans lesquelles on entrepose le combustible nucléaire usé avant son retraitement ne bénéficient d’aucune protection solide contre les chutes d’avions ou une attaque terroriste.
Une enquête des Inrocks avait déjà pointé cette faille dans la sécurité de chaque centrale française. Preuve de ce talon d’Achille, dans les futurs réacteurs EPR, que Nicolas Sarkozy est en train de vendre en Asie, en Europe ou en Afrique, les piscines seront désormais intégrées sous une coque de béton antiaérienne.
Porte indiquant qu’on entre en zone verte, combinaison obligatoire.
Pour comprendre, il faut se rendre en pays normand et obtenir l’autorisation de visiter l’usine nucléaire de La Hague, dans le Cotentin. De l’extérieur, elle ressemble à un complexe pétrochimique, avec de hautes cheminées et des bâtiments couleur métal, ocre ou bleu ciel. A l’intérieur, c’est plutôt le vaisseau du capitaine Picard dans Star Trek. Une multitude d’horloges en plastique orange, de gros téléphones gris, des haut-parleurs grésillant des ordres et, partout, des dessins de consignes de sécurité semblables à de vieilles publicités éducatives.
La Hague n’est pas une centrale nucléaire. C’est une usine qui récupère le combustible usé des centrales pour en séparer les éléments radioactifs, tels le plutonium et l’uranium. Au fil du temps, se sont accumulées en son sein différentes casseroles radioactives : soixante tonnes d’oxyde de plutonium - l’élément le plus dangereux de la planète - enfouies dans le sol, divers produits de fission et surtout l’équivalent de cent huit cœurs de réacteurs nucléaires faisant trempette dans ses quatre piscines.
Du haut d’un perchoir en verre, vêtu d’une combinaison blanche intégrale et d’un masque à gaz porté à la ceinture au cas où, on domine l’immense piscine D, sorte de double bassin olympique d’un bleu fluo avec ses neuf mètres de fond, abritant, dans de multiples paniers, l’équivalent de deux mille tonnes de combustibles irradiés en train de refroidir. Cette piscine est la même que celle qui a été partiellement détruite à Fukushima, celle sur laquelle on a vu s’affairer des hélicoptères et des lances de pompiers pour empêcher qu’elle ne se vide. En vain. La piscine accolée au réacteur numéro 4 s’est mise à bouillir, son eau s’est évaporée, de l’hydrogène s’est formé, le toit a explosé et des éléments radioactifs ont commencé à se répandre. A La Hague, les combustibles entreposés sont moins "chauds" qu’à Fukushima car ils ont entre six et neuf ans, mais la plupart des éléments radioactifs qu’ils contiennent mettant des dizaines et pour certains des milliers d’années à disparaître, ils sont tout aussi dangereux en cas d’accident.
Autre différence avec les piscines nippones : dans l’eau des quatre piscines de La Hague bâties côte à côte, on compte dix mille tonnes de combustibles irradiés, soit la plus grande concentration de matière fissile au monde, le double de ce que contiennent les cinquante-huit centrales nucléaires de l’Hexagone.
Atelier T0, unique au monde. Derrière cette vitre au plomb (explique le côté orangé), le combustible irradié est déchargé à "sec" et non dans l’eau.
Que se passerait-il si un avion se crashait sur l’une de ces piscines ? Si un terroriste posté à l’extérieur armait un lance-roquettes et tirait sur ces piscines ? Leur toit est fait de la même tôle qui protège les légumes dans des hangars. Roland Jacquet, directeur adjoint de l’usine nucléaire, nous répond qu’un tir de missile ou une chute d’avion "est hautement improbable et même impossible. - Impossible, mais pourquoi ? - Parce que les bâtiments des piscines sont entourés de bâtiments de même taille, on ne les atteint pas comme ça." Nous reposons donc notre question au Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), l’organisme d’Etat dépendant du Premier ministre responsable de la sécurité de La Hague.
"Nous ne souhaitons pas répondre à cette question, nous dit son porte-parole. - Pourquoi ? - Parce que nous ne voulons pas donner d’idées aux terroristes."
La question terroriste est donc bel et bien envisageable pour les piscines de La Hague. Il y a dix ans, des experts ont voulu s’attaquer à l’hypothèse d’un attentat. Le 11 septembre 2001 au matin, quatre avions détournés par Al-Qaeda s’écrasent dans les tours du World Trade Center, sur l’immeuble du Pentagone et dans une forêt de Pennsylvanie. Devant leur télé, Mycle Schneider et Yves Marignac, experts dans le nucléaire pour l’organisation Wise-Paris (service mondial d’information sur l’énergie et l’environnement), pensent instantanément... aux piscines de La Hague.
Missionnés par le bureau d’aide aux choix techniques et scientifiques (STOA) du Parlement européen, ils ont rédigé un rapport sur les rejets des usines nucléaires de La Hague et de Sellafield (Grande-Bretagne). Au lendemain de l’attentat du 11 Septembre, "peut-être par réflexe d’expertise citoyenne", dit aujourd’hui Yves Marignac, ils transgressent leur clause de confidentialité et rendent publique l’une des annexes de ce rapport. Une note qui tente justement d’évaluer les conséquences d’une chute d’avion de ligne sur l’une des quatre piscines de La Hague. Verdict : 66,7 fois Tchernobyl. La plus grande catastrophe nucléaire civile de tous les temps.
Tollé au gouvernement et dans le milieu nucléaire contre Wise-Paris. Anne Lauvergeon, qui dirige alors Areva, met en doute dans Paris Match le sérieux du rapport. "Wise, organisation antinucléaire notoire, a fait un calcul de coin de table." Les chercheurs de l’Institut de recherche et de sûreté du nucléaire (IRSN) - appui technique de l’Etat - sont mobilisés par le gouvernement pour démonter le rapport. Les experts établissent dans une note réservée à un cabinet ministériel que Wise s’est planté en dressant l’hypothèse qu’en cas de chute d’avion il serait libéré 100 % du césium 137, l’un des éléments radioactifs causant le plus de dégâts.
Selon eux, le relâchement ne dépasserait "probablement pas 10 %". Traduction, ce type d’accident n’excéderait que six à sept fois Tchernobyl... Si le gouvernement fait tout pour discréditer Wise-Paris, en coulisse la menace est prise au sérieux. Certains ministres en ont même des sueurs froides. A cette époque, le Vert Yves Cochet est ministre de l’Environnement. Il n’a toujours pas oublié l’épisode.
"Si un avion tombe sur les piscines de La Hague, avec les vents d’ouest qui ramènent toujours tout sur l’Ile-de-France, vous comme moi nous ne serons plus là pour en parler ! De plus, à l’époque, il faut se souvenir que dix jours après les attentats américains il y a eu l’explosion de l’usine AZF dont on ne savait pas, on ne sait toujours pas d’ailleurs, l’origine exacte. Même si nous ne sommes pas militaristes, on était un peu paranos", confesse aujourd’hui le député .
Quelques semaines après le 11 Septembre, un radar et des missiles Crotale antiaériens sont donc installés aux abords de l’usine nucléaire. Six mois plus tard, les coûteux missiles sont retirés. La direction de La Hague l’assure : "Il s’agissait d’une mesure d’urgence. Désormais, un dispositif pour le long terme a été mis en place." Lequel ? "Vous posez les bonnes questions, mais tout ce qui entoure La Hague est confidentiel, se contente de répondre le porte-parole du SGDSN. Si l’on vous répond, le niveau de sécurité pourrait en être affecté."
"Ce n’est pourtant pas compliqué, il faut construire une cathédrale de béton autour des piscines de La Hague. Ça fait plus de vingt ans que je le dis." L’homme qui propose cette solution a travaillé quinze ans dans ces piscines, il en a même dirigé la radioprotection. Ghislain Quetel n’a jamais compris comment un simple toit en tôle pouvait protéger l’équivalent de ce qu’il appelle "cent huit coeurs de réacteurs dormants". Ses alertes auprès de la direction ou des élus locaux ne lui ont valu que des reproches.
Mais depuis les images de Fukushima, une personnalité de poids s’est rajoutée dans le débat. Après avoir passé cinq jours le ventre noué devant son poste de télé, Jean-Paul Martin, ancien directeur adjoint de l’usine de La Hague et membre d’une association pronucléaire, le reconnaît : Fukushima l’a "personnellement ébranlé dans ses convictions". L’ingénieur, retraité du Commissariat à l’énergie atomique (CEA), prend alors sa plume pour s’adresser au directeur de l’Autorité de sûreté du nucléaire (ASN) et à Nicolas Sarkozy.
Piscine D, par 9 mètres de fond : des paniers de combustibles usés.
Selon Martin, la priorité est de déconcentrer les dix mille tonnes de combustibles entreposées dans les quatre piscines de La Hague. Le 20 mai dernier, le chef de cabinet du président de la République lui a diplomatiquement répondu être "sensible à sa démarche".
"Ce que je crains dans un avion, ce sont les moteurs lancés à 400 km/h car ce n’est pas le bardage métallique des piscines qui va l’arrêter, poursuit l’ingénieur, qui a participé au cours de sa carrière à la conception de sept réacteurs nucléaires différents. Là, ce serait vraiment un véritable accident. De mon avis, ce serait un petit Fukushima et alors, on ne pourra pas envoyer les gens pour intervenir parce que ça va cracher (de la radioactivité) fort !"
Sous le toit métallique de la piscine D, qui en ce vendredi 9 septembre a le mérite de nous protéger de l’épaisse brume du dehors, le directeur de la communication de l’usine tourne les talons. Avant de quitter la zone verte, couleur indiquant qu’on ne peut circuler sans nos chaussures blanches de cuisiniers et nos combinaisons, on passe un check-point. Pas de sortie définitive sans un contrôle de la radioactivité des anneaux métalliques du carnet de notes et de notre appareil photo. On passe nos mains et nos chaussures dans des machines marron beige du capitaine Picard, et c’est le retour à l’air libre.