Un laboratoire est-il un "local aménagé pour faire des expériences, des recherches, des préparations scientifiques", comme le définit le Petit Robert, ou s’agit-il d’un "terme chargé de sens scientifique, synonyme de préparation mentale à un centre d’enfouissement de déchets radioactifs", comme l’interprète le petit Lexique des opposants au projet de l’ANDRA.
Le choix d’un site pour la construction d’un laboratoire ne provoquerait guère la naissance d’une opposition significative. Mais il ne s’agit pas ici d’un simple local aménagé : le projet de l’ANDRA est destiné tôt ou tard à transformer un laboratoire en site de stockage pour des quantités importantes de déchets nucléaires dits de moyenne et haute activité. Il s’agit d’un projet industriel d’envergure considérable avec des implications économiques extrêmement importantes à long terme.
Commençons donc par appeler les choses par leur nom. Afin d’identifier et d’aménager un site approprié pour héberger des colis dont les plus dangereux délivrent à un mètre de distance une dose mortelle en une minute, il convient de posséder une bonne connaissance des caractéristiques de ces déchets et de leur conditionnement, de connaître les volumes qu’il faudra stocker, d’avoir défini le mode de manutention, les systèmes de stockage, d’avoir analysé les caractéristiques surtout hydrologiques et géologiques du site et évalué les scénarios d’intrusion. Le choix doit être basé sur un catalogue de critères techniques, économiques et sociologiques extrêmement précis. En outre, on pourra naturellement attendre de la démocratie française que l’ensemble de cette évaluation se fasse en toute transparence -pour reprendre le terme qui a tant gagné le cœur des exploitants nucléaires- donc en donnant à l’ensemble des intéressés les moyens de s’informer, de soumettre des dossiers à la contre-expertise et d’influencer le cours des événements.

La caractéristique des déchets
Les exploitants nucléaires produisent des déchets radioactifs depuis 50 ans. En règle générale, en France, les déchets sont classés en catégories A, B et C pour faiblement, moyennement et hautement radioactifs. Et pourtant, il n’y a aucun texte réglementaire qui définisse précisément ces catégories. Ainsi, les déchets classés moyennement radioactifs, par l’usage, en France sont-ils considérés hautement radioactifs au Japon par exemple. Certains déchets moyennement, radioactifs -on prend une dose létale à un mètre de distance en une heure seulement…- sont stockés en vrac depuis 30 ans dans des conditions improvisées sur le site de COGEMA à La Hague, et l’on n’en connaît toujours pas la technique de reprise et de conditionnement. L’évolution de l’inventaire national des déchets radioactifs effectué par l’ANDRA indique bien à quel point on manque de connaissances précises sur les déchets à gérer.

Le conditionnement des déchets

Le conditionnement des déchets qui devront être introduits dans le site de stockage est aujourd’hui toujours incertain. L’Allemagne a par exemple d’ores et déjà décidé d’utiliser des surconteneurs sur l’ensemble des déchets de moyenne et haute activité sortant de l’usine de La Hague. En France, rien n’est encore décidé.

Le volume des déchets
L’évolution et l’éventail des chiffres avancés par l’ANDRA sont spectaculaires. Alors que la Commission Nationale d’évaluation (CNE) a rapporté en 1995 le chiffre de 116 400 tonnes de déchets de moyenne et haute activité prévus à l’horizon 2020, son rapport de 1996 établit une fourchette allant entre 61 010 et 90 060 tonnes (soit une "réduction" jusqu’à près de 50% avec une fourchette d’incertitude de près de 25 %). Le rapport précise en outre que les volumes des combustibles non retraités -il est désormais officiel que le dogme du tout retraitement est mort- n’y figurent pas encore.

Le mode de manutention, les systèmes de stockage

Il n’y rien de précisé non plus pour l’instant quant aux systèmes de manutention et de stockage proprement dits. Ces données sont pourtant significatives pour la détermination des volumes des cavités recherchées.

Les caractéristiques du site
Il est évident que l’objectif même de la création d’un laboratoire est la recherche de précisions notamment sur les données hydrologiques et géologiques existantes.
Néanmoins, certaines connaissances doivent être obtenues par le biais de programmes préalables de reconnaissances appropriées. On peut se demander, en particulier, si la stratégie de transformation potentielle du laboratoire en site de stockage n’est pas justement rendue impossible. Les études entreprises par l’ANDRA n’ont pas été communiquées au public. Dans le dernier rapport de la CNE figure une fiche d’une page de description sommaire des travaux effectués par site présélectionné ? Il est parfaitement impossible de se prononcer sur la base de ces documents et au vu des seuls commentaires de la CNE et du dernier "Rapport Bataille "sur l’avancement et l’état des connaissances réelles. La CNE a toutefois d’ores et déjà émis des réserves quant à l’aptitude des sites du Gard et de la Vienne.

Les objectifs de sûreté
La seule base réglementaire de critères et la règle fondamentale de sûreté III2f. Elle définit un certain nombre de critères qualitatifs. Elle n’a fait l’objet d’aucun débat public et constitue plutôt une orientation de base, certes importante, que des critères détaillés. Cette situation laisse une grande liberté à l’exploitant. Les critères économiques ou sociaux ne font pas partie de la RFS.

La transparence
La situation actuelle de manque d’accessibilité des documents fondamentaux est parfaitement inacceptable. WISE-Paris a fait à plusieurs reprises l’expérience de refus catégoriques de transmettre des données indispensables à une analyse indépendante, tant de la part de l’ANDRA (données sur l’inventaire de déchets et rapport de sûreté du Centre de stockage de la Manche), que de la part de COGEMA (entre autres spécifications techniques de déchets). Dans tous les cas, la CADA a confirmé le "secret industriel et commercial "des documents.
Si les organismes nucléaires entendent maintenant un minimum de crédibilité en matière de transparence, il est urgent de modifier cette attitude. Ce n’est pas en attaquant en justice un scientifique indépendant pour diffusion de document interne, ce que vient de faire l’ANDRA, que l’on efface l’information. La règle devrait être inversée : en principe tous les documents et études touchant à la sécurité et à la santé des personnes devraient être rendus publics. Il faudrait alors justifier la confidentialité de tel ou tel document. La France pourrait s’inspirer du système développé par l’actuel Secrétaire d’État à l’énergie américain. Une initiative parlementaire serait la bienvenue si l’étanchéité du système nucléaire français s’avère trop imperméable.
Tout le monde le pense tout bas : la procédure actuelle d’enquête publique en France est d’une inefficacité notoire. Si elle n’est déjà pas appropriée pour la plupart des grands projets industriels, elle est catastrophique quand il s’agit de substances dont la demi-vie peut dépasser des millions d’années. Aujourd’hui, la procédure de sélection de site engagée est certes plus habile que la méthode CRS des années soixante-dix et quatre-vingt. Elle ne saurait cependant cacher le fait qu’il s’agit avant tout de faire passer le projet. Il paraît inadmissible que l’ANDRA, soutenue par l’ensemble des acteurs du monde nucléaire, utilise le laboratoire comme cheval de Troie, dissimulant à la population la surprise radioactive.

Le problème de l’industrie nucléaire est évident. Elle a besoin d’une démonstration de la faisabilité du stockage de déchets hautement radioactifs afin d’engager le débat sur le remplacement des centrales à partir du début du siècle "dans de bonnes conditions". La population française a besoin de sauvegarder un maximum de sécurité pour les générations futures. Il n’y a d’autre pression dans le temps que la stratégie nucléaire. Les déchets pourront rester dans un stockage intermédiaire pour des décennies encore. Il est temps d’étudier l’ensemble des questions qui se posent ou ouvrant les dossiers à la contre-expertise et en mettant les moyens de les analyser.

  • En Grande-Bretagne vient d’avoir lieu la première enquête publique concernant le laboratoire prévu sur le site de Sellafield. Le seul groupe environnementaliste "Friends of the Earth" y a présenté sept scientifiques de haut niveau, accumulé des rapports et effectué des examens contradictoires avec l’industriel. La procédure dure des mois et les seuls Friends of the Earth y ont laissé l’équivalent de plus d’un million de francs. Cette somme dépasse sans aucun doute le budget annuel de l’ensemble des initiatives opposées au nucléaire en France.
  • Au Canada, c’est le maître d’ouvrage qui doit débloquer les fonds pour la contre-expertise qui sont attribués par l’Office d’évaluation d’impact. Et si l’ANDRA réorientait les quelques millions de francs qu’elle verse tous les ans dans les cantons candidats pour les sites de laboratoire à un fonds, par exemple, auprès de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques ? Ces moyens pourraient alors servir à effectuer de véritables expertises indépendantes.

Publié avec l’aimable autorisation de l’auteur.