L’impossible dialogue sur le stockage des déchets radioactifs
LE MONDE | 06.12.2013 - Pierre Le Hir
La séance est ouverte, le 23 mai 2013, à 18 h 59, à Bure (Meuse), sous la présidence de Claude Bernet, président de la commission particulière du débat public.
Claude Bernet : « Notre commission travaille depuis six mois à préparer ce débat, nous y avons passé beaucoup d’heures (…) »
Depuis la salle : « Beaucoup d’heures à faire des imbécillités ! (…)
”” 25 000 personnes ont demandé un référendum, on l’attend toujours ! »
C. B. : « Il est important que vous puissiez vous exprimer les uns après les autres… »
La salle : « Conneries !
”” Vous mentez !
”” Ce ne sont pas les Parisiens qui doivent décider pour nous. »
C. B. : « Les Parisiens ne décident rien, la commission du débat public est l’émanation… »
La salle : « Ré-fé-ren-dum ! Halte-au-faux-débat ! Bure-on-n’en-veut-pas !
”” Dehors les technocrates ! (…)
”” Personne ne nous entend, on nous méprise et aujourd’hui, on voudrait nous faire croire qu’on nous donne la parole, alors que le projet est déjà décidé, mais qu’est-ce que c’est que cette mascarade ! (…)
”” Faux démocrates ! (…) »
C. B. : « Puisque nous n’arriverons pas à travailler, la réunion est annulée, et je vous demande d’évacuer cette salle dans le calme. »
Fin de la séance à 19 h 17.
DIX-HUIT MINUTES DE DÉBAT DIRECT, LA SUITE SUR INTERNET
Ces extraits des dix-huit minutes qu’aura duré la première des quatorze réunions publiques prévues sur le centre industriel de stockage géologique des déchets radioactifs (Cigéo) sont édifiants.
Ils disent dans quel climat s’est déroulée la consultation organisée, du 15 mai au 15 décembre, sur ce projet qui vise à enfouir à 500 mètres de profondeur, à la limite de la Meuse et de la Haute-Marne, les 80 000 m3 de résidus à haute activité et à vie longue produits par le parc nucléaire français. Un chantier qui fait peur. Qui a envie, en effet, d’avoir un cimetière nucléaire sous ses pieds ?
Une autre réunion publique, le 17 juin à Bar-le-Duc, toujours dans la Meuse, a aussi tourné court. De crainte que le même scénario se répète, les organisateurs ont préféré jeter l’éponge et remplacer les rencontres prévues ensuite par neuf « débats contradictoires » sur Internet. Se résignant, pour éviter un fiasco complet, à un exercice de démocratie directe tronqué.
64 000 CONSULTATIONS, 984 QUESTIONS, 716 DEMANDES DE DOCUMENTATION
« Les objectifs – permettre l’information et l’expression – ont été atteints… avec les moyens à notre disposition », estime pourtant Claude Bernet. Chaque débat en ligne a été suivi par 200 à 300 internautes, indique-t-il, en faisant état, fin novembre, de « 64 000 consultations du site du débat public, 984 questions et avis, 716 demandes de documentation et 72 cahiers d’acteurs ». Même s’il « regrette l’absence de dialogue direct », il considère donc que « le débat s’est tenu », aucun texte ne stipulant que celui-ci doit prendre la forme de réunions publiques.
Maître d’ouvrage du futur site d’enfouissement, l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) tire, elle aussi, un bilan positif. « Nous avons été extrêmement déçus de ne pas pouvoir participer à des réunions publiques. Mais les débats sur Internet ont été très riches et ont permis d’aller au fond des choses », assure sa directrice générale, Marie-Claude Dupuis, qui salue « le nombre très important de cahiers d’acteurs émanant de collectivités locales, de chefs d’entreprise ou de syndicats ». Au final, ajoute-t-elle, « on ne peut pas dire que les Meusiens et les Haut-Marnais n’ont pas eu l’occasion de s’exprimer. »
EXASPÉRATION DES MEUSIENS ET DES HAUT-MARNAIS
« Un débat, c’est quand on discute avant et qu’on décide après », rétorque Corinne François, porte-parole de la coordination Burestop qui, avec une quarantaine d’associations locales et nationales, appelait au boycottage. « Les décisions importantes sont déjà prises, sans que la question essentielle – faut-il ou non enfouir les déchets nucléaires les plus dangereux ? – ait été posée aux citoyens », dénonce-t-elle. À ses yeux, « il est insensé de parler de la gestion des déchets radioactifs sans discuter aussi de leur production, c’est-à-dire de la place du nucléaire et de la politique énergétique de la France. »
Président de l’association Global Chance, qui réunit des experts de l’énergie et du climat, Benjamin Dessus déplore, lui aussi, « un ersatz de débat public ». Invité, le 13 novembre, à un forum sur Internet consacré aux coûts et au financement du centre de stockage, il a quitté la séance après avoir constaté qu’« il n’y avait strictement rien dans le dossier de l’Andra ».
La question du coût du Cigéo est pourtant majeure. Estimé en 2005 à 16,5 milliards d’euros, il a été réévalué en 2009 à 36 milliards d’euros, soit plus du double. Et, en 2012, la Cour des comptes a jugé que la facture était encore appelée à « évoluer ». Or, l’Andra, qui doit proposer au gouvernement un nouveau chiffrage, « ne l’annoncera pas avant la fin juin 2014 », indique Mme Dupuis.
« Comment discuter sérieusement dans ces conditions ? », proteste Benjamin Dessus. Il y voit l’une des raisons des déboires des organisateurs. « Les populations locales sont exaspérées, explique-t-il. Depuis vingt ans, on se moque des gens, en les mettant devant le fait accompli. Il devait y avoir plusieurs sites étudiés en France : il n’y a plus que celui de Bure. Ce devait être un laboratoire de recherche souterrain : on le transforme en centre de stockage. Le tout en arrosant d’argent les élus ! »
UN NOUVEAU DÉBAT PUBLIC DANS QUELQUES MOIS, MIEUX PRÉPARÉ
Pour autant, il refuse de « jeter le bébé avec l’eau du bain », c’est-à-dire de condamner le principe même du débat public. La loi de 2002 sur la participation du public à l’élaboration des grands projets est « une grande avancée » et « l’un des rares instruments de démocratie participative », pense-t-il.
Il propose donc de « refaire, dans quelques mois, un nouveau débat sur les déchets radioactifs, mieux préparé, avec de vrais dossiers contradictoires, et élargi aux solutions alternatives au stockage géologique, comme l’entreposage pérenne ».
En dépit de ces critiques, le calendrier reste inchangé. D’ici au 15 février, la commission du débat public en dressera une synthèse, en y intégrant l’avis d’une « conférence de citoyens » qui réunira prochainement un panel d’une vingtaine de personnes.
La demande d’autorisation de création du Cigéo, qui devrait être déposée en 2015, sera soumise à une enquête publique en 2018, pour une mise en service en 2025 et une exploitation pendant cent ans. Durant cette période, l’Andra propose, à défaut de débat public, des « rendez-vous réguliers avec la société selon des modalités à définir »…