Dans les entrailles du premier cimetière nucléaire
Déchets nucléaires : le choix controversé de la commune de Bure

La cage d’ascenseur est spacieuse : 50 personnes peuvent s’y entasser. Et rapide. En une minute, elle vous descend à plus de 670 m dans les entrailles de la terre. Direction la mine de sel, dont les premières couches sédimentaires apparaissent à partir de – 300 m. Vous voici harnaché, casque avec lampe frontale sur la tête, matériel de première urgence à la ceinture.
Ici, vous explique-t-on, on craint l’incendie, rien d’autre. Quant au risque auquel le visiteur serait plus spontanément sensible, on vous regarde avec un brin de commisération, "il n’existe tout simplement pas", dit Abraham "Abe" Van Luyk, l’un des responsables du site. On est pourtant là au plus près de déchets nucléaires dont la nocivité, s’ils s’extirpaient des fûts dans lesquels ils sont enfermés, serait incommensurable. Mais non, le danger n’est que fantasme. D’ailleurs, voyez : dans les 16 km de larges galeries creusées dans la roche saline, le personnel évolue en bras de chemise.

Nous sommes au coeur du WIPP, pour Waste Isolation Pilote Plant (Usine pilote d’enfouissement de déchets). Situé près de la ville de Carlsbad, au Nouveau-Mexique, il constitue le seul site en exploitation au monde où sont enfouis des déchets nucléaires. Ceux-ci ne proviennent que de la production militaire (recherche, fabrication et démantèlement d’armes atomiques). La totalité des déchets civils restent stockés en surface.

"HAPPÉS PAR LE SEL

Le percement du WIPP, à 140 km du site où Washington procéda en juillet 1945 aux premières explosions nucléaires expérimentales, a débuté en 1982. L’enfouissement, en 1989. Le premier conteneur fut encastré dans la roche saline le 26 mars 1999. Depuis, les 4 % de déchets les plus radioactifs qui arrivent ici et dont la durée de nocivité dépasse trois cents ans, sont insérés dans le sel dans des citernes hermétiques, le long des galeries, une tous les 20 m. Les autres, dont la radioactivité aura beaucoup régressé au bout de cent ans, sont entreposés dans de vastes salles creusées dans la roche.

Les uns comme les autres seront "happés" par le sel, qui les broiera naturellement en un temps allant de trois cents à mille ans. Mais avant cent ans, vous assure-t-on, on n’en trouvera quasiment plus trace car ils auront été incorporés à la gangue de sel.

Partout, les mesures de sécurité sont apparentes, le moindre mouvement suspect d’une strate rocheuse est scruté. Tous les trois ans, on procède à une réfection générale des allées, en particulier pour nettoyer les poussières de silicates. En 2013, un premier test visera à creuser la roche autour d’une citerne pour étudier comment la pression du sel sur un des premiers fûts entreposés a opéré.

Le WIPP, qui dépend du ministère américain de l’énergie (DoE), emploie 1 100 personnes, dont 650 à Carlsbad, et se trouve situé près d’un lac salé dont les réserves de potasse sont exploitées, et d’une forêt de forages pétroliers et gaziers dont des puits à fracturation hydraulique pour récupérer le gaz de schiste.

SI ON NE VOIT PLUS LES DÉCHETS, LA PEUR SE DISSIPE

Le choix du lieu, dit Abe, est "clairement dû à l’avantage unique des couches de sel pour enfouir les déchets". Cette zone apache "géologiquement idéale" est aussi au coeur d’un triangle semi-désertique près du Texas et du Mexique, loin de toute grande agglomération.

Ici, les premières contestations, écologiques ou politiques – certains entrevoyaient une image dégradée du Nouveau-Mexique en "Etat-déchet" – semblent amplement écartées. "Quand les gens ont compris qu’avec le WIPP on nettoyait Los Alamos , ils ont basculé, dit Abe. Si on ne voit plus les déchets, la peur se dissipe."

Apportés par camions de tout le territoire, les déchets enfouis sont dits "transuraniens" ou TRU, moins radioactifs que ceux de "haute activité" (HA), qui restent entreposés sur quatre sites de fabrication de bombes nucléaires. Deux convois arrivent quotidiennement à Carlsbad avec chacun deux ou trois conteneurs. Une batterie de tests précède alors l’enfouissement : en plus de vingt ans, seuls deux fûts, après détection de liquide, ont été renvoyés à l’armée. La phase ultime du traitement est entièrement robotisée, jusqu’à l’envoi "au sel".

Le WIPP peut-il faire école ? La gestion future des centaines de milliers de tonnes de combustibles nucléaires usés dans le monde fait l’objet d’âpres débats. Aux Etats-Unis, une commission publique (dite "Blue Ribbon") a, pour la première fois, proposé en janvier de "développer au plus tôt un ou plusieurs sites de stockage géologique", en plus du WIPP.

"ÉLASTIQUE COMME DE LA GELÉE"

Du 30 septembre au 3 octobre, une conférence internationale a été consacrée à Toronto au thème de l’enfouissement en profondeur des déchets irradiés, dont la dangerosité persistera, pour certains, des milliers d’années. John Heaton y était. Cet ancien élu à la Chambre du Nouveau-Mexique, devenu coordinateur du développement de l’énergie à Carlsbad – bref, le lobbyiste du site à Washington – décline les "avantages" de l’enfouissement : sa technique qu’il dit maîtrisée ; son coût jugé très inférieur à l’entreposage au sol ; l’urgence enfin. "Détruire les déchets hors de la biosphère est immensément plus sûr que les maintenir en surface", fait-il valoir.

Les risques sismiques ? M. Van Luyk les balaie d’un revers de main : "Seule l’erreur humaine est impossible à éviter à 100 %. La géologie est plus sûre que la société. Cette formation géologique vieille de 250 millions d’années est élastique comme de la gelée." Un forage horizontal alentour qui "percerait" la roche contaminée ? Rien à craindre, explique-t-il, les prospecteurs de gaz percent trois fois plus profond…

Reste l’avenir – et la mémoire. Comment prévenir du risque les générations futures sur des durées exceptionnellement longues ? A Toronto, les représentants du WIPP ont lancé une idée. Une fois fermé, le site serait enfoui sous un "dolmen" visible de loin, entouré de 6 périmètres de signalétiques. A commencer par 32 grands totems avec le célèbre visage du Crid’Edward Munch.

AUCUN SYMBOLE UNIVERSEL DU DANGER NUCLÉAIRE

Une zone d’exclusion de 41 km2, conçue pour durer dix mille ans et disposant d’innombrables marqueurs de surface – avec des messages gravés en sept langues, dont le navajo – mettrait en garde le quidam égaré ou le prospecteur illuminé qui entendrait forer à cet endroit. Problème : à ce jour, il n’existe aucun symbole universel du danger nucléaire.

Le 1er août, un couple de vieux écologistes a réussi à passer toutes les barrières de sécurité pour se promener dans l’enceinte de l’usine d’armes atomiques d’Oak Ridge, au Tennessee, qui envoie ses déchets au WIPP. Depuis, aux Etats-Unis, la "conscience sécuritaire" est montée d’un cran. "Ah, se moque Abe Van Luyk, ces stockages de surface ne sont décidément pas sûrs !" Mais si l’on ajoute aux déchets militaires les déchets civils, "on en a pour des décennies, note John Heaton. Il faudra à coup sûr ouvrir de nouveaux sites d’enfouissement".

En attendant, le sien fonctionne : il milite donc hardiment à Washington pour son agrandissement. Une pièce est déjà aménagée au WIPP pour recevoir de futurs déchets "HA", les plus irradiés.