"Le nucléaire et la démocratie n’ont pas d’atomes crochus. Pourtant, lorsqu’il y a un mois, l’Agence nationale des déchets radioactifs (Andra) a rendu sa décision sur le projet d’enfouissement des déchets nucléaires à Bure (projet Cigéo), la Commission nationale du débat public (CNDP) s’est félicitée que les conclusions du débat public et du panel de citoyens, demandant notamment de ralentir le calendrier du projet, aient été entendues.

Presque tout le monde semble se satisfaire « de l’engagement de l’Andra » de mettre en œuvre une phase pilote préalable à l’exploitation de Cigéo, destiné à confiner dans la roche pour des centaines de milliers d’années les déchets de l’industrie nucléaire française. Chacun semble aussi se réjouir du « bon sens citoyen » issu de la conférence de citoyens organisée à la hâte, après que les opposants au projet aient empêchés la tenue des réunions publiques. Il n’est pourtant pas certain que l’on puisse considérer que la CNDP ait couvert, sur la question de l’enfouissement des déchets, le rôle qui lui était confié.

Le code de l’environnement stipule qu’un débat public doit porter sur « l’opportunité du projet, les objectifs et les caractéristiques du projet ». Questionner l’opportunité du projet Cigéo, c’est questionner le principe qui est à l’origine même du projet. C’est pouvoir se demander si le projet doit, pour différentes raisons, se faire ou non, et, le cas échéant, pouvoir débattre de ses modalités. Or le principe du stockage souterrain des déchets nucléaires a déjà été débattu en 2005 lors du débat national sur les voies de gestion des déchets radioactifs, puis a été entériné par la loi de 2006 relative à la gestion durable des matières et déchets radioactifs et réaffirmé ensuite par la directive européenne Euratom de 2011. C’est ainsi qu’en moins de 10 ans, le site de Bure, espace d’expérimentation, s’est vu inéluctablement désigné comme l’endroit où la France enfouirait ses déchets nucléaires les plus radioactifs.

Comment alors re-débattre, dans le cadre du mandat de la Commission nationale du débat public, de l’opportunité même du projet ? Il y a en effet d’un côté, une loi qui prévoit que les déchets nucléaires doivent être enfouis dans les couches géologiques profondes, et de l’autre, une loi qui prévoit qu’il est possible pour la population d’un territoire de questionner l’opportunité et l’accompagnement d’un tel projet. La rencontre, ou plutôt la tension, entre ces deux injonctions légales n’a toutefois pas orienté le débat : celui-ci a uniquement porté sur les caractéristiques du projet et non sur l’opportunité de le réaliser ou non.

Accepter le débat comme il a été posé par la CNDP signifiait ainsi implicitement accepter le projet dans son principe, engendrant un grand mouvement d’opposition au débat et aux réunions publiques de la plupart des opposants au projet et au nucléaire, rejoints par les associations de protection de l’environnement. La CNDP s’est donc privée d’une partie de son public par le choix de refuser d’entendre ceux qui, en remettant en cause les fondements de la politique nucléaire française, rejetaient le projet Cigéo.

Certes, les manières de ces opposants ont parfois été radicales. Mais la CNDP a choisi, plutôt que d’inventer de nouvelles formes de débats permettant l’expression de l’ensemble des points de vue et des opinions, de supprimer l’ensemble de ces réunions. Elle a ainsi déporté le débat sur internet, en y ajoutant une conférence de citoyens, supposée réintroduire neutralité et sérénité dans le débat. Ce faisant, la CNDP a réussi à « exclure » les perturbateurs, mais a aussi finalement privatisé le débat et la démocratie. Car le principe des réunions publiques, ouvertes à tous, ne peut se voir substituer un débat uniquement virtuel, où toutes les instrumentalisations sont possibles, et encore moins une conférence de citoyens tenue dans un bunker pour « préserver » à tout prix l’impartialité et le bon sens citoyen sensé émaner de ce type d’exercice. Le président de la CNDP est même allé plus loin, en regrettant, lors de la conférence de presse de clôture du débat à Bar-le-Duc le 15 février 2014, « la frilosité de l’État » à faire respecter le débat public. Qu’entendait-il par là ? Que la CNDP ait le droit de disposer de prérogatives – tel un préfet – lui permettant d’évacuer manu militari les personnes qui perturbent, même par le bruit, les réunions publiques ?

Forcer le débat, quitte à le vider de son public et de son territoire : telle aura été la ligne de la CNDP en partie responsable de la faillite de ce débat. Lors du précédent débat, en 2005, la Commission emmenée par Georges Mercadal avait choisi, pour préserver le débat, pour permettre la confiance entre deux camps les pro et les anti nucléaires, de donner une lecture large au mandat qui lui était donné, et avait en quelque sorte « pris le risque du débat ». En libérant la parole, en autorisant la remise en cause des choix politiques sur le nucléaire en France, il avait permis la production d’un avis nuancé, reflétant au plus près la réalité et la complexité du choix de l’atome en France. Il avait surtout permis aux citoyens de donner enfin leurs avis sur des choix de politique énergétique majeurs, sur lesquels ils n’avaient jamais vraiment été consultés.

Le débat public sur Cigéo, un des premiers débats au monde sur ce type d’infrastructure, ne risque-t-il donc pas de servir de modèle de mise en scène aux prochains débats sur le nucléaire ? On peut craindre en effet que ce débat ne rende impossible l’ouverture d’une parenthèse démocratique sur les questions en lien avec le nucléaire. Le problème de la gestion des déchets ayant trouvé une solution concrète pour les décideurs à travers le projet Cigéo, les prochains débats sur les centres de stockage de déchets risquent de ne plus poser du tout la question de leur opportunité. Et l’activité nucléaire ayant bouclé la vie de son cycle industriel – de la production, au retraitement jusqu’à la gestion de ses déchets – s’affirmera comme une industrie enfin normée, dont l’opportunité deviendra difficilement discutable.

Pourtant le besoin démocratique qu’impose ce type d’infrastructure si singulière est grand. On ne peut ignorer les spécificités uniques du projet Cigéo, tant concernant la dangerosité des matières qu’il abrite, la maîtrise des risques, mais aussi son rapport au temps, qui dépasse celui des mandats et des constitutions, et qui rend indispensable un débat immédiat, et sans doute permanent.

Cet échec de la CNDP ne peut pas se lire sans prendre en compte les fortes tensions dont le débat public Cigéo a été victime. Comment démêler dans ce cadre, les volontés partisanes d’imposer une définition de ce qu’est « le bien » pour notre société, de ce qu’est le « progrès », de ce qui est « éthique », de ce qu’est la « sécurité » et sa gestion technicienne ? En refusant de s’atteler à la tâche, certes difficile mais jamais inaccessible, de faire parler tous ceux qui voulaient la parole ; en refusant de lire derrière les manifestations, dont rien n’excuse la violence, la frustration d’un débat tronqué en permanence sur ce sujet, la CNDP s’est finalement transformée, malgré elle, en agence de communication au service du projet. Elle est devenue la complice d’une négation de l’aspiration de la société française à pouvoir débattre des grands choix qui la concerne. Elle a démontré aussi que le nucléaire est, 60 ans après la bombe atomique et 50 après les premiers réacteurs civils, un « stress test » complexe et permanent pour la démocratie et nos institutions.

13 juin 2014 / MEDIAPART
Les déchets nucléaires et la Commission nationale du déni du public