L’opposition au centre d’enfouissement des déchets radioactifs dans la Meuse s’enracine. Mais les quelques dizaines d’habitants clandestins du bois Lejuc sont sous le coup d’une expulsion.

LE PORTFOLIO > Reportage photo au Bois Lejuc

Près de Bure (Meuse), les opposants à l’enfouissement des déchets nucléaires ont fait des semis sur des terres de l’Andra.
Ce matin de janvier, le village de Bure (82 habitants), aux confins de la Meuse et de la Haute-Marne, est figé sous un glacis de poudre blanche. A un vol de corneille, le bois Lejuc, théâtre à l’été 2016 d’une guérilla champêtre, semble abandonné aux sangliers et aux chevreuils, dont les traces se dessinent dans la neige fraîche. D’autres occupants sont pourtant présents, furtifs et insaisissables.

En levant les yeux, on aperçoit, perchée sur la fourche d’un grand chêne, une plate-forme recouverte d’une bâche. De là-haut, la vue est imprenable sur le pays de Bure. Non loin, l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) a creusé un laboratoire souterrain préfigurant le Centre industriel de stockage géologique (Cigéo), pour les rebuts les plus dangereux de l’industrie atomique. Et c’est ici, à l’aplomb de cette forêt, qu’elle veut enfouir dans l’argile, à 500 m de profondeur, 85 000 m3 de déchets de haute activité et à vie longue – des centaines de milliers d’années pour certains. Des résidus issus du parc nucléaire hexagonal, mais aussi des activités de recherche et du secteur de la défense, pour l’instant entreposés à la Hague (Manche), Marcoule (Gard) ou Cadarache (Bouches-du-Rhône).

Camp retranché
Un jeune Robin des bois a passé la nuit à ce poste de vigie. « Â Ici, lance-t-il, je me sens utile. Je me bats contre l’Andra et son monde, contre Vinci [maître d’œuvre du projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes] et son monde. » Mado, un prénom d’emprunt, s’est formée elle aussi à la grimpe et au rappel, avant d’initier d’autres volontaires. Ces maisons des cimes, dit-elle, sont « Â le moyen le plus efficace de lutter contre la réoccupation de la forêt par l’Andra ».
Pour s’opposer aux travaux de l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs, des militants ont construit des cabanes dans les bois.
Les quelques dizaines d’habitants clandestins du bois Lejuc le savent, ils sont sous le coup d’une expulsion. L’un d’eux, installé dans une cabane de planches et de palettes bâtie sur deux niveaux, avec laine de verre, paille, matelas et poêle à bois, était assigné en référé devant le tribunal de Bar-le-Duc, mercredi 11 janvier. L’audience a été reportée, mais tôt ou tard, l’Andra obtiendra l’évacuation des lieux. L’avocat des anti-Cigéo, Me Etienne Ambroselli, espère gagner du temps, jusqu’à la fin de la trêve hivernale. « Â Construire ici son habitation, c’est un acte fort, politique, philosophique et même spirituel », plaide-t-il.

En attendant, les contestataires ont repris possession de la forêt, qu’ils avaient déjà investie pendant trois semaines, au début de l’été, avant d’être délogés par les gendarmes mobiles. Des nacelles aériennes ont été échafaudées, des toilettes sèches aménagées, et une cantine sert de point de ralliement. Un gaillard en treillis, le visage enturbanné, monte la garde. « Â Faire un gros trou pour y mettre les déchets nucléaires est une idée folle, pense-t-il. S’il y a une fuite, à 500 m sous terre, ça sera ingérable. Les eaux souterraines risquent d’être contaminées, répandant la mort. » Aucun pays n’a encore mis en œuvre la solution de l’enfouissement. Aux Etats-Unis, un incendie et un relâchement de radioactivité se sont produits en 2014 dans le Waste Isolation Pilot Plant (WIPP), un site de stockage de déchets militaires implanté au Nouveau-Mexique, au milieu d’une couche de sel, à 650 m de profondeur.
« Â Nous nous battons avec des moyens dérisoires, mais depuis cinq mois, nous bloquons le chantier de l’Andra. Voilà longtemps que le mouvement antinucléaire n’avait pas connu un tel succès », observe Sylvain. A l’orée du bois sont dressées des barricades de pneus, de tôles et de rondins qui ne tiendraient pas longtemps face aux forces de l’ordre. Çà et là, les blocs d’un mur de béton mis à bas par les opposants jonchent le sol. Dans la neige poudreuse, une main a tracé cette devise épicurienne : « Â Ci-jouit la lutte. »

A quelques kilomètres de là, le siège de l’Andra a lui aussi, derrière ses grilles et son poste de garde, une allure de camp retranché. David Mazoyer y a pris, à l’automne, la direction du Centre Meuse/Haute-Marne. Il voudrait enterrer la hache de guerre. « Â La construction du mur était sans doute une erreur, reconnaît-il. Nous voulons retrouver une situation sereine. »

Des opposants au projet Cigéo dans le bois Lejuc de Mandres-en-Barrois, occupé depuis l’été 2016.
En août, la justice a déclaré « Â illicite » le défrichement mené par l’Andra dans le bois Lejuc, sur près de 8 hectares, sans autorisation. L’agence a replanté 2 000 arbres et escompte, dans les prochaines semaines, un arrêté préfectoral régularisant le déboisement et son extension. Moyennant quoi, assure le directeur, « Â l’objectif reste de déposer une demande d’autorisation de création [du stockage] au cours du deuxième semestre de 2018 ». La construction pourrait alors débuter en 2021 et la mise en service intervenir en 2025, pour une phase pilote de dix ans, puis une exploitation pendant un siècle, avant le scellement définitif des galeries.
Face à un calendrier écrit d’avance, les opposants veulent s’inscrire dans la durée. Et s’enraciner. « Â Depuis la Grande Guerre, la Meuse est une terre sacrifiée, explique Sylvain. L’agriculture industrielle l’a vidée de ses paysans. Aujourd’hui, l’industrie nucléaire en fait un désert. La meilleure réponse, c’est d’habiter ce territoire, d’y tisser des liens et d’agir contre la résignation, collectivement. » C’est ce que disent leurs banderoles : « Â On ne nous atomisera jamais. »

Elus sur la défensive
Leur quartier général est une bâtisse achetée par le collectif Bure zone libre et le réseau Sortir du nucléaire, transformée en « Â maison de la résistance ». L’été, des centaines de militants, jeunes ou moins jeunes, font le pèlerinage de Bure. Certains ne font que passer, d’autres s’y arrêtent. Ils ont aussi commencé à essaimer. Des habitations sont rénovées près de l’ancienne gare de Luméville, trois maisons sont en cours d’acquisition dans les villages environnants, où projets de vie et projets de lutte se rejoignent. Des pommes de terre ont été plantées sur des parcelles de l’Andra, des variétés anciennes de blé semées, un fournil est en chantier, des marchés de produits locaux sont en gestation, là où tous les commerces avaient disparu.

Ceux, parmi les paysans et les habitants des environs, qui s’opposent depuis vingt ans au laboratoire, aujourd’hui au centre de stockage, voient d’un bon œil ce sang neuf. « Â Les associations historiques ont fait leur travail d’alerte, souligne Régine Millarakis, une retraitée membre de Meuse Nature Environnement. Face à la surdité des pouvoirs publics, nous n’avons plus d’autre solution que l’action sur le terrain. »
Certains élus sont eux aussi sur la défensive. Pourtant favorable à l’enfouissement, Daniel Ruhland, maire (div. droite) de Montiers-sur-Saulx et conseiller départemental du canton de Ligny-en-Barrois, dont dépend Bure, est amer : « Â L’Andra nous a fait miroiter un développement économique de notre territoire, mais on ne voit rien venir. » Bien sûr, la Meuse et la Haute-Marne reçoivent chacune 30 millions d’euros par an de fonds d’accompagnement, qui servent à changer le mobilier urbain ou à ouvrir des salles des fêtes. « Â A quoi bon, pense l’édile, si nos villages se désertifient ? »