Alors que le plus grand nombre est mobilisé contre la scandaleuse la Loi travail, le gouvernement nous propose « une petite manipulation entre amis » dont il est devenu coutumier. Cette semaine arrive dans la plus grande précipitation à l’Assemblée nationale une proposition loi de Gérard Longuet et Christian Namy votée par le Sénat le 17 mai dernier « précisant les modalités de création d’une installation de stockage réversible en couche géologique profonde des déchets radioactifs de haute et moyenne activité à vie longue[i] ». Un rapporteur a déjà été nommé[ii] et manifestement les débats vont aller très vite.

La présidence hollandaise n’en est pas à son premier coup d’essai. Depuis, 2012 l’Elysée ne recule devant rien ni personne pour imposer l’enfouissement des déchets radioactifs aux confins de la Meuse et de la Haute-Marne. Le sujet a été autoritairement exclu de l’inconsistant débat national sur la transition énergétique qui tel le Grenelle a esquivé la question nucléaire[iii]. Le débat public sur le projet Cigéo a été conduit en dépit du bon sens évitant soigneusement d’associer le public à une réelle discussion sur l’opportunité et les objectifs de l’enfouissement à Bure tel qu’il est proposé par les « apprentis sorciers » de l’Andra[iv]. Contre l’avis des écologistes, pourtant cheville ouvrière de la Loi de transition énergétique, la ministre royale a essayé de glisser Cigéo dans le texte sur la croissance verte[v]. L’an dernier, François Brottes est revenu à la charge en proposant un amendement à la Loi Macron sur Cigéo[vi]… qui s’est fait retoqué par le Conseil constitutionnel le 5 aout 2015[vii]. Pour beaucoup, ce projet peut attendre[viii]. Ce n’est pas l’opinion des puissants de ce monde qui n’ont aucun scrupule à exposer chacun à un « Tchernobyl souterrain[ix] ».

Le temps presse en effet. La loi du 28 juin 2006 fixe un calendrier impératif. La représentation nationale doit débattre du principe de « réversibilité » avant le premier coup de pelle[x]. A en croire la législation en vigueur, le décret autorisant la création implique donc le vote d’une loi « fixant les conditions de réversibilité » du stockage géologique. L’enfouissement des déchets radioactifs, conditionnés dans des matrices spéciales et installés dans des alvéoles souterraines, se fera en effet sur une période de plus d’un siècle, avant la fermeture définitive de l’installation[xi].

Comme pour l’EPR[xii], la date fatidique des 10 ans approche. Et il est donc indispensable pour l’Etat d’accélérer la procédure sous peine de bloquer tout le processus décisionnel et de compromettre la réalisation de ce Grand Projet inutile. Jean-Yves Le Déaut et Christian Bataille, grands thuriféraires de l’atome, l’ont bien compris. C’est pour cela qu’ils ont déposé en novembre 2015 une proposition de loi dans le souci d’assouplir la calendrier[xiii]. Les réactions n’ont pas tardé[xiv] et manifestement le texte s’est perdu dans les méandres de l’Assemblée nationale…

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Quelques mois plus tard, un texte très comparable « précisant les modalités de création d’une installation de stockage réversible en couche géologique profonde des déchets radioactifs de haute et moyenne activité à vie longue » arrive au Sénat à l’initiative de Gérard Longuet[xv]. Les deux propositions de loi partagent le même souci de garantir la réalisation de Cigéo et de transcrire dans la loi française la notion de réversibilité définie depuis longtemps par les lobbyistes de l’atome[xvi] et quelques autres dispositions. L’exposé des motifs proposé par Gérard Longuet et Christian Namy le reconnaît : « La présente proposition de loi reprend le texte de la proposition de loi n° 3210 déposée sur le bureau de l’Assemblée Nationale. Elle a pour objet de définir la notion de réversibilité, poser le principe de la phase industrielle pilote qui débutera l’exploitation industrielle du site et adapter donc le calendrier posé par la loi de 2006[xvii]. » Les choses ont le mérite d’être dites : la demande d’autorisation de création (DAC) prévue en 2015 par la loi de 2006 doit être reportée en 2018 pour tenir compte des conséquences du débat public. Il convient donc de modifier l’article 3 de la loi 2006-739 du 28 juin 2006.

Si la cuisine change un peu, les ingrédients restent les mêmes. Le gouvernement, faute d’assumer la politique qu’il met en œuvre devant la représentation nationale, a recours à des parlementaires dévoués pour satisfaire au calendrier défini il y a 10 ans. Plutôt que de présenter un vrai projet de loi à la hauteur des enjeux et d’initier un authentique débat en commission et en séance, l’oligarchie hollandienne préfère opérer de manière furtive. Mais cela ne trompe personne. Le 17 mai 2016, le gouvernement est intervenu au Sénat en faveur de la proposition de Loi Longuet-Namy. Après un long discours lu avec la maladresse dont est coutumière la classe politique française dès qu’il est question d’énergie et a fortiori de nucléaire, Martine Pinville a apporté la caution de l’Etat. « Mesdames, messieurs les sénateurs, nous pouvons être fiers du dispositif élaboré en France depuis 1991 pour la gestion sûre et responsable de nos déchets radioactifs ; il marque notre souci de responsabilité vis-à-vis des générations futures. La présente proposition de loi complète et précise utilement ce dispositif. Aussi le Gouvernement la soutient-il sans réserve !)[xviii] »

La situation est explicite. Non seulement la procédure législative est réduite au strict minimum mais on a là affaire à un texte directement inspiré par le maitre d’ouvrage comme le donne à voir ce document de l’Andra présenté en octobre au Conseil départemental de la Meuse[xix].

Comment s’étonner dès lors du caractère caricatural du Rapport n°594 (2015-2016) de Michel Raison, fait au nom de la commission de l’aménagement du territoire et du développement durable, relatif à la proposition de loi Longuet[xx] ? Il n’a même pas retenu un seul argument de la longue audition de Bertrand Thuillier, expert indépendant qui a étudié en détail le projet Cigéo à la lumière des rapports successifs de la Commission nationale d’évaluation[xxi]. Comment s’étonner de l’intransigeance de ce rapporteur persuadé de contribuer à la « continuité » de l’Etat[xxii] ? Comment s’étonner du blanc-seing offert par le gouvernement à des sénateurs d’opposition que rien n’oppose réellement à MM Macron et Valls[xxiii] ? Comment s’étonner du discours stéréotypé de Martine Pinville convaincue que Cigéo aura un effet d’entraînement économique fort pour ce territoire ? Comment au final s’étonner de l’Union sacrée des nucléophiles de toute obédience[xxiv] dès qu’il s’agit de soutenir une industrie dont la faillite environnementale, humaine et économique est chaque jour un peu plus évidente ?

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Pour autant le roi est nu. Quels que soient les expédients dont abusent le pouvoir et ses partisans _ de droite comme de gauche _ le projet de stockage réversible en couche géologique profonde est bien loin d’être finalisé. Ce projet fou est toujours aussi flou[xxv]. La résolution de l’Andra a commencé les travaux coûte que coûte en 2018/2019 se heurtent encore à des incertitudes immenses tant économiques[xxvi] que techniques[xxvii]. L’inventaire des déchets qui pourraient être stockés dans cette installation n’est même pas encore arrêté[xxviii]. Les nucléocrates eux-mêmes l’admettent. Et l’on ne peut que s’amuser de constater que derrière leur résolution à lancer Cigéo des doutes existent. Au mieux leur souci est de préciser le cadre dans lequel l’ANDRA doit poursuivre ses études pour permettre de rendre plus robuste le dossier de demande d’autorisation de création de Cigéo et fiabiliser la mise à disposition d’une solution de gestion pérenne et sûre, à en croire Martine Pinville…

Nous n’avons pas affaire à un feu vert au stockage géologique des déchets les plus radioactifs à Bure en tant que tel. L’Andra doit encore déposer une demande d’autorisation de création de l’installation en 2017 qui intègre la fameuse « phase industrielle pilote[xxix] » prévue avant l’autorisation d’exploitation définitive, pour une durée de 100 ans. Mais si l’Assemblée nationale adoptait la proposition de loi Longuet transmise par le Sénat, le projet Cigéo serait gravé dans le marbre de la loi.

Il est impératif dès lors que le rapporteur désigné par la Commission du développement durable[xxx], Christophe Bouillon, prenne la mesure de la mission qui lui incombe. A la différence de Michel Raison, il lui revient de mener un authentique travail législatif en prenant soin non seulement d’auditionner mais d’écouter ceux et celles qui depuis trente ans s’opposent à l’enfouissement des déchets nucléaires. Le débat public de 2005 avait conclu qu’il était nécessaire d’attendre pour penser des alternatives soutenables[xxxi]. Son bilan est plus que jamais d’actualité.

Quoi qu’on puisse lire dans le rapport parlementaire Aubert-Bouillon[xxxii], le stockage en couche géologique profonde n’est qu’une possibilité parmi d’autres. Une possibilité dangereuse comme l’analysait dès 1997 la Gazette du nucléaire[xxxiii]. Une possibilité qui se heurte à un contexte géologique qui n’est pas si sûr au vu du drame qui a eu lieu en janvier dernier dans une galerie du laboratoire de l’Andra[xxxiv]. Une possibilité qui ne s’impose pas tant que des alternatives plus robustes, plus efficientes et plus soutenables n’ont pas été expérimentées[xxxv]. Une possibilité hasardeuse qui immanquablement deviendra un gouffre financier[xxxvi]…

Plutôt que de compter sur une hypothétique « barrière géologique », la Commission du développement durable de l’Assemblée nationale ferait mieux d’envisager dans sa globalité la problématique des déchets radioactifs et des combustibles usés générés par les centrales nucléaires[xxxvii]. Cigéo n’est que l’arbre qui cache la forêt[xxxviii]. Avant même de s’aventurer sur une voie aussi périlleuse, il conviendrait que l’Etat réponde à de multiples problèmes qui se posent aujourd’hui[xxxix]. La question des déchets est trop sérieuse pour être glissée sous le tapis d’autant plus que toute gestion durable est illusoire si n’est pas prise en compte la production de ces déchets…

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Somme toute, il n’est pas admissible que la proposition de loi Longuet arrive si rapidement devant les députés. D’ici le 11 juillet 2016, il ne sera pas possible un travail législatif digne de ce nom. Il est urgent d’admettre l’opportunité d’un moratoire et de repousser à l’automne le débat en séance publique. Aucune modalité ne peut à ce jour garantir la sûreté d’une installation de stockage réversible en couche géologique profonde des déchets radioactifs de haute et moyenne activité à vie longue. Il conviendrait que les députés l’admettent. Et il serait donc pour le moins stupéfiant qu’ils engagent l’Etat et le pays dans une voie aussi périlleuse ne serait-ce qu’en application de l’article Premier de la Loi Bataille qui stipule que « la gestion des déchets radioactifs à haute activité et à vie longue doit être assurée dans le respect de la protection de la nature, de l’environnement et de la santé, en prenant en considération les droits des générations futures. »

Et je laisserai le dernier mot à Madame Sené qui en 1998 écrivait :

« Le stockage souterrain s’avérera probablement une des solutions mais il y a encore du travail pour s’en convaincre et convaincre les citoyens. Il est inutile de précipiter le mouvement et surtout inutile de prétendre que le laboratoire ou les laboratoires ne seront pas site de stockage. La vérité est autre et il faut le discuter. Il faut savoir écouter les questions, accepter d’y répondre et ne pas faire miroiter des solutions inexistantes ou incertaines. Si la réversibilité est l’unique moyen de préserver l’avenir et qu’on ne soit pas capable de l’envisager alors nous ne pouvons-nous permettre d’augmenter les déchets existants car nous faisons peser sur le monde à venir une menace sans commune mesure avec le gain qu’il pourra en tirer. » Monique Sené, Gazette du nucléaire n°167/168, août 1998[xl]

Il n’y a à donc aucune urgence si ce n’est celle de mettre un terme au plus tôt à l’exploitation du parc électronucléaire et à une accumulation de déchets que personne ne sait ni gérer ni maitriser…

[i] https://www.senat.fr/dossier-legislatif/ppl15-522.html

[ii] http://www.lemonde.fr/energies/article/2016/06/22/conflit-d-interets-autour-du-stockage-radioactif-de-bure_4956122_1653054.html

[iii] http://mirabel-lne.asso.fr/f/debat_transition_energie-position_MirabelLNE.pdf

[iv] http://www.cedra52.fr/documents/BURE/La-democratie-dans-le-debat-public-Cigeo.pdf

[v] http://www.bastamag.net/Dechets-nucleaires-le-detail

[vi] http://www.sortirdunucleaire.org/Loi-Macron-le-gouvernement-enterre-les-dechets

[vii] http://www.actu-environnement.com/ae/news/conseil-constitutionnel-loi-macron-cigeo-retoquage-25068.php4

[viii] https://reporterre.net/Dechets-nucleaires-le-projet-Cigeo-doit-attendre-conclut-le-debat-public

[ix] http://pandor.at/

[x] http://www.developpement-durable.gouv.fr/Presentation-de-la-loi.html

[xi] http://www.lemonde.fr/planete/article/2016/05/17/le-senat-creuse-le-cimetiere-radioactif-de-bure_4921030_3244.html

[xii] http://www.observatoire-du-nucleaire.org/spip.php?article285

[xiii] http://www.assemblee-nationale.fr/14/propositions/pion3210.asp

[xiv] http://mirabel-lne.asso.fr/content/cigeo_irreversibilite_CP_15102015

[xv] https://reporterre.net/Dechets-radioactifs-le-Senat-deroule-le-tapis-rouge-a-Cigeo

[xvi] https://www.oecd-nea.org/rwm/reports/2012/7105-reversibilite.pdf

[xvii] https://www.senat.fr/leg/ppl15-522.html

[xviii] https://www.senat.fr/seances/s201605/s20160517/s20160517007.html

[xix] http://www.andra.fr/download/andra-meuse-fr/document/projet-cigeo---oct-2015.pdf

[xx] https://www.senat.fr/rap/l15-594/l15-594.html

[xxi] http://www.sortirdunucleaire.org/CIGEO-au-Senat-et-au-commissariat-la-democratie

[xxii] « Je vous invite donc à adopter cette proposition de loi qui permet la poursuite du projet Cigéo dans des conditions garantissant à la fois la sûreté des installations, la réversibilité des choix opérés et un droit de regard final du Parlement. En agissant rapidement, nous prenons nos responsabilités par rapport aux conséquences de nos choix énergétiques passés et nous facilitons les choix des générations suivantes. Il s’agit là de continuité de l’État et d’exigence éthique. »

Compte-rendu de la commission de la séance du 11 mai 2016 de de l’aménagement du territoire et du développement durable du Sénat [ https://www.senat.fr/rap/l15-594/l15-594.html ]

[xxiii] http://www.lemonde.fr/energies/article/2014/12/04/les-dechets-radioactifs-refont-surface-dans-la-loi-macron_4534724_1653054.html ; https://www.reporterre.net/La-loi-Macron-impose-en-catimini-l

[xxiv] https://www.senat.fr/scrutin-public/2015/scr2015-224.html

[xxv] http://mirabel-lne.asso.fr/content/proposition_loi_senat_cigeo_2016

[xxvi] http://www.asn.fr/Informer/Actualites/Cout-du-projet-Cigeo-l-ASN-publie-son-avis-sur-l-evaluation-proposee-par-l-Andra

[xxvii] http://www.irsn.fr/FR/expertise/rapports_gp/gp-dechets/Pages/GPD-GPU_Rapport-IRSN-Cigeo-exploitation_122014.aspx#.V3A-8bjhCUk

[xxviii] http://professionnels.asn.fr/Installations-nucleaires/Dechets-radioactifs-et-demantelement/Projet-de-centre-de-stockage-Cigeo/Quels-dechets-nucleaires-pour-Cigeo

[xxix] http://www.actu-environnement.com/ae/news/reponse-andra-debat-public-cigeo-21571.php4

[xxx] http://www.assemblee-nationale.fr/14/dossiers/stockage_couche_geologique_dechets_radioactifs.asp

[xxxi] http://cpdp.debatpublic.fr/cpdp-dechets-radioactifs/

[xxxii] http://www.assemblee-nationale.fr/14/rap-info/i1218.asp

[xxxiii] http://www.dissident-media.org/infonucleaire/enfouissement_dechet.html

[xxxiv] https://reporterre.net/L-accident-mortel-sur-le-site-projete-des-dechets-nucleaires-remet-en-cause-sa

[xxxv] http://www.dechets-nucleaires-ne-pas-enfouir.org/

[xxxvi] http://www.sciencesetavenir.fr/nature-environnement/nucleaire/20160119.OBS3017/cigeo-coutera-entre-20-et-30-milliards-d-euros-sur-un-siecle.html

[xxxvii] http://www.asn.fr/Controler/Actualites-du-controle/Reexamens-periodiques-et-poursuite-de-fonctionnement/Orientations-de-l-ASN-sur-le-reexamen-periodique-VD4-900-MWe

[xxxviii] https://blogs.mediapart.fr/benjamin-dessus/blog/210613/le-projet-d-enfouissement-des-dechets-nucleaires-cigeo-l-arbre-qui-cache-la-foret

[xxxix] https://blogs.mediapart.fr/guillaume-blavette/blog/270613/la-java-des-dechets-atomiques

[xl] http://www.dissident-media.org/infonucleaire/memoire_stockage.html