Le projet français Cigéo, à la frontière de la Haute-Marne et de la Meuse, vise à fournir une solution au problème posé par les déchets nucléaires les plus radioactifs. Il a été confié à l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) créée en 1979 au sein du Commissariat à l’énergie atomique (CEA), puis détachée en 1991 sous le statut d’Établissement public à caractère industriel et commercial. Cigéo consiste à enfouir les déchets à environ 500 mètres sous terre, sous une couche de plus de cent mètres d’argile, dans le but de les confiner et de ralentir ainsi au maximum la migration des nucléides radioactifs composant les déchets. La durée de construction et d’exploitation du site dépassera le siècle (fin de l’exploitation prévue entre 2125 et 2150), et l’objectif est de maintenir un confinement satisfaisant pendant au moins 10 000 ans. En l’an 2000, la construction d’un laboratoire a commencé afin de mettre à l’épreuve la faisabilité d’un tel projet d’enfouissement profond, qui pourrait voir le jour en 2025.

Le « dossier » des déchets nucléaires requiert d’investir des horizons d’attente peu habituels dans le cadre des activités politiques et économiques. Les échelles de temps qu’implique le projet Cigéo sont multiples et ouvrent sur des problématiques différentes. La durée de vie annoncée de 10 000 ans de Cigéo engage sur un très long terme difficilement représentable. En réclamant une veille active de 300 ans, ce projet pose les questions de la stabilité des systèmes politiques et du futur énergétique. Les 100 à 120 ans que nécessitera l’exploitation du centre de stockage, s’il est acté, obligent à anticiper sur le plan de la logistique (prévoir le financement, le maintien des compétences, etc.), du politique (la gouvernance, la politique énergétique) et des « événements » possibles (réchauffement climatique, catastrophes nucléaires ou naturelles). Enfin, les dix ans prévus avant l’arrivée programmée des premiers colis de déchets correspondent quant à eux au temps de la décision politique – une loi sur la réversibilité du stockage à Cigéo est prévue”¯[2]

La controverse suscitée par Cigéo révèle que la solution qu’il incarne repose sur une prémisse nouvelle au sein des politiques publiques du nucléaire : la dissociation entre la science et le progrès”¯.

Notre réflexion part d’une remarque de Claude Henry, professeur d’économie à Science-Po et à la Columbia University, lors de la formation qu’il a donnée aux participants de la conférence de citoyens relative à Cigéo organisée entre décembre 2013 et février 2014. Alors qu’il comparait les trois « voies » envisagées pour régler le problème des déchets radioactifs, il s’étonnait que la recherche concentre ses efforts davantage sur le confinement des déchets que sur leur transmutation. En effet, cette orientation vers le confinement semble aller à l’encontre du processus de fuite en avant dénoncé par les critiques les plus virulents du « système technicien » et de l’idéologie du progrès sur laquelle il s’appuie, tels Günther Anders, Jacques Ellul ou encore Hans Jonas : chaque fois qu’une innovation engendre un risque, et parfois une catastrophe, les systèmes technoscientifiques produisent de nouvelles innovations qui poussent plus loin la technologie contestée, mais génèrent par là de nouveaux risques, toujours plus dangereux et coûteux à résoudre. Cette analyse a également été produite, sur un mode moins catastrophiste, par Ulrich Beck”¯.

Pour saisir le caractère inédit du projet Cigéo, à savoir cette disjonction entre activité scientifique et horizon de progrès, il faut revenir sur la construction de la catégorie de déchets nucléaires puis sur l’histoire des solutions de gestion des déchets nucléaires. Ce travail est le résultat d’une vingtaine d’entretiens menés auprès d’acteurs politiques, associatifs ou salariés du secteur nucléaire, majoritairement de l’Andra et de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), d’experts pour et contre le projet Cigéo, ainsi que de militants antinucléaires. Il s’appuie aussi sur la littérature grise concernant les solutions envisagées pour les déchets les plus radioactifs, ainsi que sur les articles de presse traitant du dossier. Étant donné le prisme adopté, celui du rapport entre innovation technologique et horizon de progrès, nous nous intéresserons presque exclusivement aux acteurs ayant un rôle décisionnaire ou de recherche concernant les déchets radioactifs : les acteurs politiques comme l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et techniques (OPECST) ou le Parlement, les acteurs de la recherche publique comme l’Andra ou le CEA, et les acteurs de la sûreté comme l’IRSN ou l’ASN.

Qu’appelle-t-on déchet radioactif ? Le déchet radioactif – ou « nucléaire » – est d’abord une catégorie juridique définie par le Code de l’environnement (article L542-1-1), découlant de celles de « substance radioactive » et de « matière radioactive » : « Les déchets radioactifs sont des substances radioactives pour lesquelles aucune utilisation ultérieure n’est prévue ou envisagée ». Cette catégorie mêle savoir scientifique et évaluation politique puisque, selon les perspectives d’utilisation, des matières peuvent devenir des déchets, et inversement.
(TABLEAU A VOIR DANS L’ARTICLE EN LIGNE)

La catégorie de déchet radioactif est elle-même composée de plusieurs sous-catégories, selon la durée de vie des radioéléments et/ou leur activité, c’est-à-dire leur niveau de radioactivité mesuré en becquerels, comme on peut le voir sur le tableau ci-contre.

Les déchets de haute activité (HA) sont ceux dont la gestion est la plus médiatisée, notamment en raison de leurs propriétés spectaculaires. Leur activité est telle qu’il suffit qu’un être vivant partage leur environnement pendant quelques minutes pour succomber. De plus, certains ont une « demi-vie”¯ » de plusieurs millions d’années – et ils concentrent 98 % de la radioactivité totale des déchets nucléaires en France tout en ne constituant que 1 % de leur volume. Néanmoins, si l’on prend en compte certaines matières radioactives aujourd’hui « retraitées » qui pourraient passer à moyen terme dans la catégorie de déchets, ce taux tomberait à moins de 50 %. La dimension spectaculaire de ces déchets ne tient donc pas seulement à leurs caractéristiques intrinsèques, mais aussi aux opérations de classification dont ils sont l’objet.

Le problème de leur gestion n’est pas nouveau et les controverses à ce propos non plus. Dans le cadre du projet Manhattan développé pendant la Seconde Guerre mondiale, les autorités américaines avaient déjà soulevé la question. Et, au cours des années 1960, la solution consistant à jeter les fûts de déchets dans des fosses marines a suscité des contestations. Le projet Cigéo prévoit de stocker l’ensemble des déchets HA et de moyenne activité à vie longue (MAVL) produits jusqu’à présent – entreposés à l’usine d’Areva de La Hague et sur les sites du CEA de Marcoule et de Cadarache –, ainsi que tous ceux qui seront générés par les installations actuelles (les 58 réacteurs en marche actuellement, les réacteurs civils expérimentaux ainsi que l’EPR de Flamanville en construction). Cela correspondrait à environ 10 000 m3 (60 000 colis) pour les déchets HA et 73 500 m3 (180 000 colis) pour les déchets MAVL. Cette solution a pris différents noms : enfouissement géologique, stockage en profondeur, stockage géologique profond. Son nom officiel est Cigéo, pour centre industriel de stockage géologique, et est aujourd’hui nommé Centre industriel de stockage géologique réversible profond par son maître d’ouvrage, l’Andra.
Cigéo, un observatoire des jeux d’acteurs dans le secteur nucléaire

Il faut rappeler ici que Cigéo n’est encore qu’un projet, et que les infrastructures existantes en vue d’un stockage souterrain sont à ce jour celles d’un « laboratoire » en Meuse à Bure, une bourgade de 82 habitants. Ce projet, en vertu du principe pollueur-payeur, est financé par les producteurs de déchets, c’est-à-dire par les exploitants que sont EDF, Areva et le CEA. Si l’aspect financier devient peu à peu un sujet central de ce dossier, en raison de l’aspect complexe, variable et contesté du coût total du projet, oscillant entre 15 milliards (par les exploitants) et 40 milliards d’euros (par la Cour des comptes) – un arrêté du 15 janvier 2016 du ministère de l’Environnement vient de le fixer à 25 milliards –, il était déjà important dans la région depuis l’implantation du laboratoire. En effet, les associations locales contre le projet, comme Bure Stop ou Mirabel-LNE, n’ont pas manqué de critiquer les divers subsides accordés par l’Andra au « territoire », au premier chef desquels une subvention annuelle de 30 millions d’euros aux Conseils généraux de Haute-Marne et de Meuse – le budget total de la Meuse étant de 150 millions d’euros.

L’enjeu budgétaire révèle les nombreuses tensions parmi les acteurs du secteur nucléaire : EDF et Areva cherchent à tout prix à limiter les coûts de Cigéo, mais sont rappelés à l’ordre par les parlementaires de l’OPECST – qui réaffirment régulièrement leur rôle moteur, depuis la loi Bataille de 1991, dans la gestion des déchets radioactifs. L’Andra, qui a gagné en indépendance depuis cette loi, doit néanmoins répondre, à propos des évaluations budgétaires du projet, aux pressions et aux critiques des exploitants qui les jugent trop élevées, à celles des acteurs de la sûreté qui les souhaitent mieux détaillées et à celles des opposants au nucléaire qui les considèrent sous-estimées. Si les exploitants cherchent à minimiser les coûts, la sûreté cherche à minimiser les risques, et c’est bien l’ASN qui autorisera ou non la mise en œuvre de Cigéo. Pour autant, jusqu’aux années 1970, la question du devenir des déchets nucléaires n’a été l’apanage que des scientifiques et des ingénieurs appartenant aux administrations publiques chargées du nucléaire”¯.
En France, la recherche sur la gestion des déchets radioactifs a ainsi été menée presque exclusivement par le CEA et l’Andra.

Enfouir plutôt que transmuter et entreposer

Depuis maintenant vingt-cinq ans, trois voies principales sont envisagées pour trouver une solution à ces déchets : l’enfouissement (ou stockage) en profondeur, l’entreposage pérennisé en sub-surface, la séparation-transmutation des déchets.

La première voie a été largement privilégiée par les autorités politiques comme par les différents acteurs du nucléaire depuis la fin des années 1970, malgré l’apparition d’autres options comme l’entreposage pérennisé en surface ou sub-surface. Cette dernière option est apparue avec la loi Bataille de 1991. En effet, à partir de 1988, l’Andra, qui fait une série de carottages dans plusieurs territoires afin de déterminer quels sous-sols seront les plus aptes à accueillir un enfouissement en profondeur, se trouve confrontée aux contestations des populations qui n’avaient pas été informées, et encore moins consultées. Michel Rocard, alors Premier ministre, décide d’un moratoire et de la mise en place d’une mission de l’OPECST, qui aboutira à la loi Bataille. Ce texte propose que soient menées des recherches sur les trois voies mentionnées plus haut, et donne pour horizon une décision en 2006, dans le cadre d’une loi sur les déchets radioactifs. Un débat public organisé en 2005-2006 dans cette perspective fait ressortir la préférence d’une majorité d’acteurs du débat pour l’entreposage pérennisé, qui a les avantages de conserver les déchets « à portée de main » sans prendre le risque de l’incertain que constitue un confinement de plusieurs millénaires, et celui par conséquent de maintenir ouverte la possibilité de les retraiter par une technique qui n’existe pas aujourd’hui. Mais cette préférence manifestée dans le débat public n’est pas retenue par les parlementaires qui font du stockage en profondeur la « solution de référence ». Enfin, la technique de séparation-transmutation constitue la troisième et dernière voie envisagée. Elle consiste à « séparer » les nucléides afin de les « transmuter », c’est-à-dire de faire diminuer leur radioactivité jusqu’à des niveaux plus facilement gérables – c’est donc une sorte d’accélération du temps naturel de décroissance de la radioactivité qui, sans cette opération, prendrait pour certains nucléides de plusieurs dizaines de milliers d’années à des millions d’années.

Ces trois voies impliquent trois types de rapport au politique et au scientifique. Dans le cas du stockage en profondeur, l’objectif est de « régler » le problème des déchets par leur confinement le plus durable possible, tout en entraînant une situation d’irréversibilité, plus ou moins progressive, où les populations riveraines et concernées”¯ n’auront pas de prise durable sur le processus. Dans cette voie, même si les corps de métiers scientifiques et techniques sont nombreux à être mobilisés, ils visent essentiellement à comprendre le milieu dans lequel ces déchets prendront place et à agir dessus pour en améliorer les capacités de confinement. Les caractéristiques géologiques, hydrologiques et tectoniques du sous-sol ont été étudiées, différents matériaux ont été testés pour la fabrication des colis dans lesquels on placera les déchets, et les différentes interactions entre tous ces éléments et entre les différents types de déchets ont fait l’objet de modélisations. De même, l’effort est porté sur la logistique gigantesque nécessaire tant pour acheminer les colis jusqu’au Centre depuis l’ensemble des sites nucléaires français que pour gérer les flux et les stocks, et sur la robotique nécessaire pour la manipulation des colis (il faudra les descendre à 500 mètres de profondeur et les placer dans des alvéoles longues de plus de 50 mètres). Bref, les activités scientifiques et ingéniériales sont focalisées sur la maîtrise du milieu « accueillant » ces déchets.

Dans le cas de l’entreposage pérennisé, le but est de garder la capacité d’agir sur ces déchets. Un des arguments, notamment porté par l’association Global Chance, dont les membres participent activement aux débats publics sur le nucléaire, consiste à dire que l’on entrepose depuis les débuts du nucléaire en France – c’est donc une technique qui est globalement maîtrisée –, d’où une incertitude moindre que dans le cas du stockage. Inversement, les promoteurs de l’enfouissement soulignent qu’une telle solution se rend dépendante des évolutions parfois erratiques des sociétés humaines : les enfouir permettrait en somme de protéger les hommes de leur dangerosité, c’est-à-dire aussi de les protéger des hommes. L’autre argument est celui du délai : en nous donnant environ 300 ans – durée estimée d’un tel entreposage –, on laisse le temps à la recherche scientifique de trouver de possibles technologies qui pourraient résoudre le problème d’une manière plus satisfaisante que l’enfouissement. En somme, l’entreposage permet d’éviter l’irréversibilité de l’enfouissement, qui est l’un des enjeux principaux de la controverse depuis 1991”¯.

Avec la transmutation, l’objectif vise, par une opération technique directe, à réduire la radioactivité des nucléides. Elle donne la part belle à la recherche fondamentale dans la mesure où elle réclame de sérieuses avancées en physique nucléaire. La loi de 2006 lui attribue le statut de voie « complémentaire » au stockage en profondeur.

Comment en est-on arrivé à ces trois voies ? L’histoire des déchets nucléaires remonte aux débuts des recherches sur les réacteurs nucléaires dans les années 1940. En France, jusque dans la fin des années 1980, ces objets n’ont été que peu investis par le politique, laissant les scientifiques et les ingénieurs spécialisés (physique nucléaire, géologie) en charge des solutions de gestion – alors considérées comme techniques plutôt que politiques. Lorsqu’avec la loi Bataille et la mission parlementaire qui l’a précédée, ces déchets « entrent en politique », selon la formule de Yannick Barthe”¯, le problème de la gestion des déchets radioactifs a déjà une longue histoire de tergiversations derrière lui : la solution des fûts jetés dans les fonds marins s’est à la fois confrontée aux mobilisations citoyennes et aux courants marins, qui n’empêchaient pas, contrairement à ce que certains avançaient, la migration des nucléides dans les mers.

De cette histoire, on peut dégager deux explications principales de la volonté politique d’enfouir en profondeur les déchets. D’abord, depuis le début de l’électronucléaire, ses promoteurs sont conscients que les déchets produits par l’industrie constituent l’un de ses principaux talons d’Achille, sinon le plus important. Durant les premiers temps de son développement, la promesse d’une solution technologique se dessine avec la mise au point de réacteurs « surgénérateurs » à neutrons « rapides » (et non « thermiques », comme c’est le cas dans le parc actuel). Ils sont en effet capables d’utiliser leurs combustibles usés comme carburant, et ainsi de boucler le cycle de production électronucléaire – en somme une version nucléaire de l’économie circulaire. Ensuite, face aux difficultés de ces programmes de surgénérateurs et à l’accumulation de déchets suite au lancement de grands programmes électronucléaires, le secteur du nucléaire a dû proposer d’autres solutions, tant pour des raisons d’acceptabilité sociale dans les pays nucléarisés que pour des raisons commerciales. En effet, aujourd’hui, l’un des enjeux majeurs pour l’industrie nucléaire réside en sa capacité à s’exporter dans des marchés peu ou pas nucléarisés. Or, dans cette optique, être capable de proposer un « pack nucléaire » dans lequel un dispositif de stockage des déchets est prévu, en plus des réacteurs, constitue un fort argument de vente.

La seconde raison tient aux recherches effectuées dans le temps long de cette controverse. Depuis les années 1980, les promoteurs de cette solution tentent régulièrement de produire des coups de force afin de réduire les options possibles, voire de rendre inévitable l’enfouissement, que ce soit sous la forme de l’argument scientifique (« c’est la solution la plus sûre/maîtrisée ») ou de celui de l’urgence (« on n’a plus le temps », « il faut décider vite »). Néanmoins, il est certain que l’Andra a fourni depuis plus d’une décennie un travail de recherche géologique conséquent, et que l’accumulation continue d’expériences rend la contre-preuve très coûteuse. Par exemple, un cabinet de contre-expertise américain a mené une étude financée par le Comité de suivi et d’information de Bure (instance participative financée – par obligation – par l’Andra, mais qui est indépendante). Toutefois, cette étude ne concernait que la question du potentiel géothermique, et non celle de la sûreté, pour laquelle il n’existe pas de réelles contre-expertises – outre celles de l’IRSN –, car les moyens demandés seraient gigantesques. Les contre-experts sont de fait conduits à décortiquer les dossiers de l’Andra pour y trouver des failles, et à s’appuyer sur ceux de l’IRSN. Par ailleurs, il n’y a pas d’expériences similaires à l’étranger : le site d’enfouissement Waste isolation pilot plant (WIPP) aux États-Unis n’est pas comparable en termes de conception et la tentative échouée à Asse, en Allemagne, a eu lieu dans une ancienne mine de sel et non sous une couche argileuse. La seule expérience similaire est celle de la Finlande – qui sera opérationnelle avant celle de Cigéo.

Ainsi, et c’est un cas typique d’effet de « dépendance au sentier », c’est-à-dire que des choix passés produisent des dynamiques d’auto-renforcement de ces choix : plus les recherches durent, plus elles ont tendance à rendre robuste leur objet, et plus les financements accordés rendent difficile l’abandon du projet. Si l’accumulation de preuves scientifiques ne met pas fin aux incertitudes quant aux risques de Cigéo (incendies, manutention des colis, instabilité géologique), comme l’ont rappelé les contre-experts comme Bernard Laponche et Bertrand Thuillier lors du dernier débat public, la longue durée des processus de recherche et de décision renforce donc la tendance initiale à opter pour l’enfouissement en profondeur.

L’enfouissement, une solution disjonctive ?

En laissant ici de côté la voie de l’entreposage pérennisé – ou en l’identifiant à celle de la transmutation, car elle vise à lui donner le temps de faire ses preuves –, on peut nommer conjonctive la voie de la transmutation et disjonctive celle de l’enfouissement. La transmutation est dite conjonctive au sens où elle maintiendrait ensemble l’activité scientifique et un horizon d’attente de progrès. Après que la technique de fission des atomes a été à peu près maîtrisée, on doit pouvoir soutenir qu’une logique de progrès voudrait que la technique de transmutation le soit également. Inversement, il nous semble difficile de soutenir qu’agir sur la migration des nucléides par leur confinement plutôt que sur leur radioactivité elle-même tiendrait d’une logique de progrès, dans la mesure où une telle logique doit faire la promesse d’un monde meilleur. Un tel enfouissement n’ouvre guère d’horizon désirable concernant l’industrie électronucléaire, et peut apparaître au mieux comme un pis-aller si jamais le confinement se révèle efficace.

Face à cela, la transmutation se situe dans une lignée de promesses technoscientifiques bien différentes. Ce procédé vise à agir directement sur les nucléides, et vise donc à réduire, voire supprimer l’intensité et/ou la durée de leur toxicité. Le premier réacteur à avoir produit de l’électricité était un réacteur à neutrons rapides, filière qui est aujourd’hui présentée comme une solution possible au problème des déchets, en permettant d’en « transmuter » certains : le 20 décembre 1951, quatre ampoules sont éclairées par l’Experimental Breeder Reactor I, dans l’Idaho aux États-Unis. Si cette filière – qui connaîtra en France son point d’orgue médiatique avec la construction et les vicissitudes de Superphénix – est l’objet de nombreux programmes dans les pays nucléarisés des années 1950 aux années 1980, ce n’est pourtant pas au départ en raison de sa capacité à transmuter les déchets, mais davantage en vertu de l’indépendance énergétique (en évacuant le besoin de minerai d’uranium) et militaire (en surgénérant du plutonium) qu’elle semble promettre.

Néanmoins, à partir des années 1980, une bonne partie de ces programmes sont arrêtés ou réduits après que les réserves d’uranium se furent révélées bien supérieures à ce qui avait été envisagé, et que le prix du minerai n’eut en conséquence pas subi l’inflation redoutée. En revanche, l’inflation bien réelle du coût de ces programmes n’avait pas été anticipée. Elle est due notamment aux difficultés à maîtriser les risques spécifiques à cette filière, au premier chef desquels l’instabilité du sodium : bien qu’étant un excellent caloporteur (qui transporte la chaleur), il a notamment les défauts d’exploser au contact de l’eau et de s’enflammer à celui de l’air. C’est dans ce cadre que la loi Bataille, tout en faisant de l’Andra une entité indépendante du CEA, la charge de poursuivre les recherches sur l’enfouissement profond, tandis que le CEA se consacre aux recherches sur la transmutation, en plus de celles sur l’entreposage pérennisé. Peu après la loi, les deux réacteurs à neutrons rapides français (Phénix et Superphénix) sont ainsi orientés plus spécifiquement vers la transmutation des déchets.

La recherche sur les déchets constitue un argument fort en faveur de la mise en œuvre des nouveaux programmes de réacteurs expérimentaux. Seulement, le CEA lui-même reconnaît que la transmutation ne pourra pas résoudre le problème des déchets. D’une part, elle n’agit que sur certains de ces déchets et ne parvient qu’à en diminuer la radio-toxicité. D’autre part, sa mise en œuvre n’a lieu pour l’instant qu’à l’échelle de laboratoires et non à l’échelle industrielle – qui, selon les évaluations actuelles, ne serait pas économiquement viable. C’est ainsi que, lors d’un « débat contradictoire » en 2013, Bernard Bouillis, en charge de la question des déchets au CEA, pouvait annoncer que la transmutation n’était pas une « alternative » au stockage en profondeur”¯[12]
[12]« Les voies de gestion des déchets radioactifs : stockage,…
.

Si ce constat n’est pas nouveau, et a en réalité été acté par la loi Bataille, il nous semble que la sortie d’une vision conjonctive de la science et du progrès engage les acteurs du nucléaire à reconnaître qu’il n’y a, notamment sur les déchets, pas de progrès décisif à l’horizon, ou alors un horizon si lointain qu’il est difficile de s’y projeter. Le discours de maîtrise associé à la conception conjonctive est de ce fait plus difficile à tenir. L’apparition d’une solution que nous qualifions de disjonctive n’est évidemment pas nouvelle concernant le nucléaire : l’immersion des déchets des années 1950 aux années 1980 montre que c’est le cas depuis les débuts de l’industrie électronucléaire (et de la technologie nucléaire militaire). En revanche, ce qui est nouveau, c’est que cette disjonction se formule dans le cadre de processus qui se déroulent pour partie dans des espaces publics – comme on a pu le voir lors des deux débats publics sur les déchets nucléaires organisés en 2005 et 2013”¯–, et non plus simplement dans des espaces discrets”¯.

Ce changement en entraîne d’autres. Alors que les prophéties de bonheur constituaient la caractéristique principale des discours politiques et scientifiques du secteur nucléaire durant les premières décennies de son développement, les visions du futur développées par les acteurs du nucléaire sont aujourd’hui bien moins radieuses. Les événements Three Miles Island, Tchernobyl et Fukushima ont été des contraintes argumentatives inévitables pour les promoteurs du nucléaire : si les acteurs politiques peuvent encore tenter de rassurer sur l’exceptionnalité du nucléaire français, les institutions chargées de la sûreté, l’ASN et l’IRSN, formulent publiquement le fait qu’on ne peut exclure un accident nucléaire en France, non pas seulement en raison de difficultés conjoncturelles – comme la faillite d’Areva ou les difficultés d’EDF à Hinkley Point –, mais en raison de la nature même de la technologie nucléaire.

Concernant les déchets, la contrainte argumentative est d’autant plus forte que les déchets ne sont pas seulement un risque à prendre pour le futur, mais un stock déjà existant. Si, dans le cas des réacteurs, le temps qui passe peut constituer une preuve de fiabilité, dans le cas des déchets, il est la preuve d’une absence de solution, d’où le relatif empressement des acteurs du nucléaire à souhaiter leur enfouissement. On voit donc émerger, de plus en plus couramment, l’aveu de l’impossibilité à entrevoir une solution conjonctive, c’est-à-dire une solution nucléaire au problème des déchets nucléaires. On peut interpréter cet aveu d’au moins deux manières différentes : soit comme un instrument de la gouvernance (et donc comme une stratégie de gouvernement), soit comme le signe que le monde du nucléaire est en train de se reconfigurer.

Dans le premier cas, on analysera le passage d’une conception conjonctive à une conception disjonctive comme une concession faite à la critique par les gouvernants du nucléaire (« ils ne pouvaient plus faire autrement »), visant à maintenir autant que faire se peut le « monde nucléaire » en l’état. Selon cette analyse, l’aveu est alors un outil permettant l’intégration de la critique de manière à la désamorcer : désormais, les critiques antinucléaires ne peuvent plus reprocher l’absence de solution conjonctive aux nucléocrates puisque ces derniers le reconnaissent. Un des effets majeurs de ce désamorçage réside dans la banalisation progressive de ce qui apparaissait auparavant comme inacceptable : ainsi de déchets sans solution technologique, ou de la possibilité d’une catastrophe nucléaire.

Dans le second cas, le passage à une solution disjonctive sera interprété comme un effet des déplacements de la structure du « monde nucléaire » qui, progressivement, font émerger des aveux. L’aveu, dans cette version, est aussi ce qui permet à certains acteurs de justifier ce monde, mais en lui accordant un statut différent : plutôt que de le lire comme un acte de gouvernance, on le lira comme un acte de « maintenance » sur un monde mal maîtrisé, où les acteurs, comme ceux de la sûreté, adoptent de plus en plus des « positionnements contradictoires »”¯ et forcent en réalité les gouvernants à s’adapter à cette nouvelle configuration. L’aveu devient donc la preuve d’une gouvernance affaiblie. Finalement, le fait que l’aveu d’une disjonction entre nucléaire et progrès intervienne sur le problème des déchets n’est pas anodin. Aucune production industrielle ne peut faire l’impasse sur les déchets qu’elle produit inévitablement. L’industrie nucléaire, comme les autres, doit faire face à une ambivalence : comment concilier la promesse d’un avenir renouvelable avec la production de déchets non réutilisables et durables ?


Notes (voir article en ligne)

[1]
Article du quotidien québécois Le Devoir, intitulé « Une mise en garde qui nous vient du futur », le 28 mai 2014.
[2]
Cette loi vient en fait d’être votée le 11 juillet 2016, en attendant une nouvelle loi à l’issue de la phase pilote.
[3]
Je tiens à remercier Jean-Michel Fourniau, qui m’a lancé sur la piste de cette disjonction.
[4]
La société du risque : sur la voie d’une autre modernité, Paris, Aubier, 2001.
[5]
J.-B. Fressoz, L’Apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique, Paris, Seuil, 2012.
[6]
La demi-vie ou « période radioactive » d’un radioélément est la période nécessaire afin que son niveau de radioactivité soit divisé par deux. On estime généralement que la veille nécessaire sur ces radioéléments équivaut à dix périodes radioactives des radioéléments. Ainsi, pour les déchets à vie courte (demi-vie entre 100 jours et 31 ans), la veille doit être de 300 ans environ.
[7]
J.-C. Petit, Le stockage des déchets radioactifs : perspective historique et analyse sociotechnique, Thèse de doctorat, Paris, Centre de sociologie de l’innovation, École nationale supérieure des Mines, 1993.
[8]
La distinction entre « riverains » et « concernés » vise à éviter de réduire la prise en compte des acteurs sur une simple base géographique. Le périmètre géographique concerné est très peu peuplé, et il n’y a pas d’estimation des populations touchées par les risques de Cigéo, ces derniers constituant justement l’objet de controverses : par exemple, dans le cadre d’un scénario catastrophe établi par des critiques du projet, les Parisiens pourraient être touchés si certains cours d’eau de la Meuse étaient contaminés.
[9]
P. Cézanne-Bert, F. Chateauraynaud, « La trajectoire argumentative de la réversibilité dans la gestion des déchets radioactifs », in L. Aparicio (dir.), Rendre gouvernables les déchets radioactifs. Le stockage profond à l’épreuve de la réversibilité, Paris, Andra, 2009, p. 73-98.
[10]
Y. Barthe, Le pouvoir d’indécision. La mise en politique des déchets nucléaires, Paris, Economica, 2006.
[11]
Contribution au débat public n°1, 13 juin 2013 : http://cpdp.debatpublic.fr/cpdp-cigeo/informer/consulter-les-contributions.html
[12]
« Les voies de gestion des déchets radioactifs : stockage, entreposage, séparation-transmutation », débat contradictoire du 18 septembre 2013, qui a eu lieu dans le cadre du débat public Cigéo organisé par la Commission nationale du débat public.
[13]
Pour une analyse de cette publicisation autour de la notion de « pilote » industriel dans le cadre du débat public de 2013-2014, voir M. Denoun, « Le “pilote” de Cigéo : genèse et effets sur la controverse sur les déchets nucléaires », Carnet Hypothèses « Portée de la concertation », 2015, http://concertation.hypotheses.org/1147
[14]
C. Gilbert, E. Henry, « La définition des problèmes publics : entre publicité et discrétion », Revue française de sociologie, 53/1, 2012, p. 35-59.
[15]
C. Gilbert, « Risques nucléaires, crise et expertise : quel rôle pour l’administrateur ? », Revue française d’administration publique, 103, 2002, p. 461-470.

Mis en ligne sur Cairn.info le 01/09/2016
https://doi.org/10.3917/mouv.087.0013