Le dossier a tout pour devenir un nouveau sujet de discorde entre le gouvernement et les écologistes. Dans la Meuse, le projet d’enfouissement des déchets hautement radioactifs se précise. Sur place, une série de réunions publiques doit déminer le terrain.

La coïncidence de dates est un peu malheureuse… Ce vendredi 26 avril, jour anniversaire de la catastrophe de Tchernobyl, la Commission nationale du débat public présente à la presse les modalités d’une consultation des Français qui, quatre mois durant, va être l’occasion d’un vaste échange autour des déchets radioactifs. L’enjeu”‰ ? Informer le public du projet le plus ambitieux jamais élaboré par l’Andra, l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs”‰ : la construction de Cigéo, le « ”‰centre industriel de stockage géologique”‰ » censé débarrasser EDF, Areva et le CEA de leurs déchets les plus dangereux en les enfouissant à 500 mètres sous terre, dans une région rurale aux confins des départements de la Meuse et de la Haute-Marne. Informer, débattre, rassurer… Le gouvernement, comme ses prédécesseurs, avance avec prudence sur ce dossier sensible, qui a tout pour devenir un nouveau sujet de discorde avec ses alliés écologistes. La guérilla entourant le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes est dans toutes les têtes. Tout doit être fait pour éviter ce genre d’embrasement…

Sur place, à Bure, c’est la veillée d’armes. Depuis treize ans déjà, ce village de 94 âmes accueille le laboratoire souterrain où l’Andra teste la qualité de la roche et les techniques nécessaires à un tel enfouissement. Mais, désormais, place à l’industrialisation”‰ : les villages voisins de Bonnet, Ribeaucourt, Montiers-sur-Saulx et Mandres-en-Barrois sont promis à une destinée singulière”‰ : abriter dans leur sous-sol, et pour l’éternité, un site de stockage de 80.000 mètres cubes (m 3) de déchets. Et pas n’importe quels déchets”‰ : un huitième d’entre eux seront ce que l’Andra appelle des déchets HA (pour « ”‰haute activit锉 »). Issus du retraitement des combustibles usés, ils ne représentent que 0,2”‰% du total des déchets de l’industrie nucléaire française, mais… 96”‰% de la radioactivité dégagée. Qui ne chutera pas de sitôt”‰ : parmi les éléments piégés dans un colis estampillé HA, le chlore 36 ne perd la moitié de sa radioactivité qu’au bout de 300.000 ans. Les 70.000 m 3 restants sont constitués de déchets MA-VL (pour « ”‰moyenne activité à vie longue”‰ »), qui contiennent des matières dégageant de l’hydrogène, ce qui nécessitera de ventiler les fûts plusieurs années durant avant de pouvoir les sceller dans leur tombeau. Faute de quoi, il y aurait risque d’explosion.

« ”‰Un cadeau empoisonn锉 »

Comment convaincre les habitants des environs d’accepter de vivre au-dessus d’une telle « ”‰poubelle”‰ »”‰ ? C’est tout l’enjeu du débat qui commence et qui sera ponctué jusqu’à l’automne de 14 réunions publiques. Une étape indispensable avant que l’Andra demande formellement, en 2015, l’autorisation de créer son centre. Sous réserve d’une foule d’autres feux verts, l’objectif est d’entamer les travaux en 2019, pour une mise en service en 2025. Cigéo serait alors exploité pendant un siècle, avant sa fermeture définitive”‰ : il s’agira alors de combler tous les puits et les galeries creusés, puis de démolir les bâtiments en surface.

Président de la commission particulière du débat public sur Cigéo, Claude Bernet ne se fait pas d’illusion”‰ : son bon déroulement « ”‰risque d’être difficile”‰ », prévoit cet ancien haut fonctionnaire. De fait, trois associations d’opposants sur cinq ont d’ores et déjà annoncé qu’elles boycotteront les réunions. Animatrice du collectif meusien Burestop 55, Corinne François, dénonce par avance un « ”‰ pseudodébat”‰ ». Il est vrai que la décision d’enfouir les déchets les plus dangereux a déjà été prise en 2006 par le législateur, malgré une précédente concertation ayant conclu à la nécessité de continuer à étudier des solutions en surface. Mais boycotter les réunions n’exclut pas de s’inviter au débat… sous d’autres formes. Le collectif Bure Zone Libre (BZL) devrait notamment être à la pointe de l’agitation. Revendiquant 350 adhérents (des jeunes principalement, plutôt de la mouvance altermondialiste), BZL peut en héberger certains à Bure même, dans une ancienne ferme à l’abandon rachetée en 2004. « ”‰ Certains d’entre eux occupent actuellement Notre-Dame-des-Landes, note un observateur. Sûrs qu’ils rappliqueront bientôt ici et les CRS avec eux…”‰ »

De façon moins frontale, l’Eglise s’est elle aussi invitée dans le débat, sous l’impulsion de l’évêque de Troyes, M gr Marc Stenger, pointant les enjeux éthiques de la gestion de ces déchets que l’on va transmettre aux générations futures. « ”‰ Ici, cela fait des années que la population touche des subventions en échange de la présence du laboratoire de l’Andra, résume Pascal Leseur, le curé de Bure. Elle a un peu le sentiment d’être achetée afin d’accepter un cadeau empoisonné.”‰ » Depuis 2000, la Meuse et la Haute-Marne perçoivent effectivement une subvention annuelle spécifique, pour aider au développement local. Réévaluée par deux fois, elle s’élevait l’an dernier à 30 millions d’euros pour chacun des deux départements, alors que le premier colis nucléaire ne devrait pas arriver avant deux décennies. Localement, les retombées de Cigéo se mesureront aussi en termes d’emplois”‰ : l’Andra promet, hors laboratoire, la création de 1.300 à 2.300 emplois directs entre 2019 et 2025, puis 600 à 1.000 autres pendant les cent ans d’exploitation.

La sûreté du dispositif

Pour Claude Bernet, compte tenu de la charge émotionnelle, le piège serait de réduire le débat à des échanges purement techniques. Même si la loi a déjà entériné le stockage profond – jugé plus sûr qu’une solution en surface, car empêchant tout risque de dissémination des colis en cas de guerre ou de révolution –, « ”‰il n’est pas mauvais de se reposer la question,dit-il. De toute façon, le public la posera”‰ ».

Au vu des expériences menées à Bure, l’Andra affirme aujourd’hui que la sûreté du dispositif en profondeur est garantie. Déposés dans des alvéoles creusées au cœur d’une couche d’argile de 130 mètres d’épaisseur, les colis seront à l’abri des infiltrations d’eau. Certes, au cours des millénaires, les protections d’acier et de béton se dégraderont, laissant finalement s’échapper la radioactivité. Mais, pour traverser ensuite la couche d’argile avant éventuellement d’aller polluer une nappe phréatique, « ”‰les radionucléides les plus rapides mettront 100.000 ans”‰ », soutient Thibaud Labalette, directeur des programmes à l’Andra. Une estimation validée par Jean-Claude Duplessy, président de la Commission nationale d’évaluation (CNE), une assemblée de 12 scientifiques auscultant tous les travaux de l’Andra. « ”‰Nous sommes rassurés sur la qualité de l’argile de Bure”‰ », déclarait-il le 4 avril dernier lors d’ une réunion publique à Bar-le-Duc .

Rassurer la population

Le même jour, Jean-Claude Duplessy ajoutait”‰ : « ”‰Rien n’empêche de passer à la phase industrielle.”‰ » Il admettait cependant que des études complémentaires devaient être menées sur plusieurs points majeurs. Outre une demande de mesure précise des dégagements attendus d’hydrogène sur les colis MA-VL, les opposants s’inquiètent ainsi de la qualité de la bentonite (une sorte d’argile gonflant en présence d’eau) qui, une fois le centre de stockage rempli, comblera tous ses orifices”‰ : alvéoles, galeries et puits. Avant même la fermeture du sarcophage, ils aimeraient aussi en savoir plus sur un problème lancinant”‰ : celui de la réversibilité. Pour rassurer la population, le législateur a décidé en 2006 que le stockage serait réversible pendant au moins cent ans. En clair”‰ : on pourra, durant cette période, remonter des colis à la surface, s’ils s’avèrent défectueux par exemple. A la condition… qu’ils ne se retrouvent pas coincés dans les alvéoles creusés dans l’argile, du fait d’un mouvement souterrain imprévu. Or, admet la CNE, la connaissance du « ”‰comportement différé de la roche”‰ » n’est pas encore bien maîtrisée. Quant à la gouvernance de cette réversibilité – qui décidera de remonter un colis et dans quelles conditions”‰ ? – , il faudra attendre le vote d’une nouvelle loi prévue vers 2017 pour y voir plus clair. Autant dire que, sur ce point, le débat public devrait en laisser plus d’un sur sa faim.

Autre point délicat”‰ : mettra-t-on dans Cigéo plus de colis que prévu”‰ ? Sur le papier, la loi le destine uniquement aux déchets HA et MA-VL produits par le parc actuel, ainsi que par le réacteur EPR de Flamanville en construction. Il ne devrait donc pas abriter ceux issus d’une éventuelle future génération de réacteurs. Mais Claude Bernet prévient par avance”‰ : « ”‰Il faudra prévoir plusieurs scénarios selon l’évolution de la politique nucléaire”‰ », telle qu’elle sera définie à l’issue du débat en cours sur la transition énergétique. D’une part, la quantité de déchets produits par le parc actuel pourra varier en fonction de la durée de vie réelle des centrales (elle est fixée à 50 ans par convention, mais les pouvoirs publics pourraient décider de la réduire ou de la prolonger). D’autre part, les combustibles usés sont actuellement traités à la Hague”‰ ; juridiquement, ils ne sont donc pas des déchets. Mais si, demain, on arrêtait le retraitement, il faudrait bien les requalifier et donc redimensionner la capacité de stockage de Cigéo.

Reste, enfin, une énorme inconnue”‰ : la facture. En 2005, l’Andra estimait que le centre de stockage, financé par les producteurs au prorata de leurs volumes de déchets (78”‰% pour EDF, 17”‰% pour le CEA et 5”‰% pour Areva), leur coûterait entre 13,5 à 16,5 milliards d’euros, en comptant l’exploitation sur un siècle. Mais, quatre ans plus tard, l’agence a refait ses calculs, relevant la note totale à près de 36 milliards”‰ ! Inquiets de cette dérive, les exploitants nucléaires ont présenté en 2010 des options alternatives permettant, selon eux, de limiter l’enveloppe à 14,4 milliards d’euros. Depuis, toutes les parties coopèrent pour essayer de rendre l’addition moins salée. On devrait y voir plus clair à l’automne”‰ : le 3 octobre, lors de la réunion programmée à Commercy (Meuse) et qui sera consacrée aux coûts et au financement de Cigéo, l’Andra a prévu de communiquer ses dernières estimations sur le montant du projet.